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Annales gratuites Bac 1ère L : La contrainte en poésie

Le sujet  2002 - Bac 1ère L - Français - Dissertation Imprimer le sujet
LE SUJET

 

Pensez-vous que les contraintes formelles puissent être pour le poète un obstacle à une expression libre et originale ?

Vous répondrez à cette question en un développement composé, en prenant appui sur les textes du corpus et les poèmes que vous avez lus et étudiés.

Joachim du Bellay, Les Regrets, 1558

Las(1), où est maintenant ce mépris de Fortune(2) ?
Où est ce cœur vainqueur de toute adversité,
Cet honnête désir de l'immortalité,
Et cette honnête flamme au peuple non commune ?

Où sont ces doux plaisirs, qu'au soir sous la nuit brune
Les Muses me donnaient, alors qu'en liberté
Dessus le vert tapis d'un rivage écarté
Je les menais danser aux rayons de la Lune ?

Maintenant la Fortune est maîtresse de moi,
Et mon cœur qui soulait(3) être maître de soi
Est serf de mille maux et regrets qui m'ennuient(4).

De la postérité je n'ai plus de souci,
Cette divine ardeur, je ne l'ai plus aussi,
Et les Muses de moi, comme étranges(5), s'enfuient.

(1) hélas.
(2) personnification du destin.
(3) avait l'habitude de.
(4) me tourmentent.
(5) étrangères.

 

Tristan Corbière, Les Amours jaunes, 1873

                    UN SONNET
     AVEC LA MANIERE DE S'EN SERVIR
Réglons notre papier et formons bien nos lettres

Vers filés à la main et d'un pied uniforme,
Emboîtant bien le pas, par quatre en peloton ;
Qu'en marquant la césure, un des quatre s'endorme...
Ça peut dormir debout comme soldats de plomb.

Sur le railway du Pinde(1) est la ligne, la forme ;
Aux fils du télégraphe ; - on en suit quatre, en long ;
A chaque pieu, la rime - exemple : chloroforme.
- Chaque vers est un fil, et la rime un jalon.

- Télégramme sacré - 20 mots. - Vite à mon aide...
(Sonnet - c'est un sonnet -) ô Muse d'Archimède(2)
- La preuve d'un sonnet est par l'addition :

- Je pose 4 et 4 = 8 ! Alors je procède,
En posant 3 et 3 ! Tenons Pégase(3) raide :
"Ô lyre ! Ô délire : Ô..." - Sonnet - Attention !

(1) Pinde : montagne grecque ; dans l'antiquité, dédiée à Apollon (dieu de la musique et de la poésie) et aux Muses.
(2) Archimède : savant grec (mathématicien et physicien) du IIIe s. av. J-C.
(3) Pégase : cheval ailé d'origine divine dans la mythologie grecque ; souvent associé à l'activité poétique.

 

Jules Laforgue, Le Sanglot de la terre, 1880


Oui, ce monde est bien plat ; quant à l'autre, sornettes.
Moi, je vais résigné, sans espoir, à mon sort,
Et pour tuer le temps, en attendant la mort,
Je fume au nez des dieux de fines cigarettes.

Allez, vivants, luttez, pauvres futurs squelettes,
Moi, le méandre bleu qui vers le ciel se tord,
Me plonge en une extase infinie et m'endort
Comme aux parfums mourants de mille cassolettes(1).

Et j'entre au paradis, fleuri de rêves clairs
Où l'on voit se mêler en valses fantastiques
Des éléphants en rut à des chœurs de moustiques.

Et puis, quand je m'éveille en songeant à mes vers,
Je contemple, le cœur plein d'une douce joie,
Mon cher pouce rôti comme une cuisse d'oie.

(1) Brûle-parfum

 

Blaise Cendrars, Sonnets dénaturés, 1923

ACADEMIE MEDRANO

A Conrad Moricand

Danse avec ta langue, Poète, fais un entrechat
Un tour de piste 
                   sur un tout petit basset
                                               noir ou haquenée(1)
Mesure les beaux vers mesurés et fixe les formes fixes
Que sont LES BELLES LETTRES apprises
Regarde :
                             Les affiches se fichent de toi te
                                       mordent avec leurs dents
                                      en couleur entre les doigts
                                      de pied
La fille du directeur a des lumières électriques
Les jongleurs sont aussi les trapézistes
                        xuellirép tuaS
        teuof ed puoC
aç-emirpxE
Le clown est dans le tonneau malaxé
Il faut que ta langueles soirs où
Les Billets de faveur sont supprimés.


Novembre 1916.

(1) haquenée : cheval ou jument d'allure douce, généralement montée par les dames.

 

Nicolas Boileau, Art poétique, chant II, v 82-94(1674)

On dit, à ce propos, qu'un jour ce dieu bizarre(1),
Voulant pousser à bout tous les rimeurs françois,
Inventa du Sonnet les rigoureuses lois :
Voulut qu'en deux quatrains de mesure pareille
La rime avec deux sons frappât huit fois l'oreille ;
Et qu'ensuite six vers, artistement rangés,
Fussent en deux tercets par le sens partagés,
Surtout, de ce poème il bannit la licence :
Lui-même en mesura le nombre et la cadence ;
Défendit qu'un vers faible y pût jamais entrer,
Ni qu'un mot déjà mis osât s'y remontrer.
Du reste, il l'enrichit d'une beauté suprême :
Un sonnet sans défaut vaut seul un long poème.

(1) "ce dieu bizarre" : Apollon

LE CORRIGÉ

I - LA FICHE SIGNALETIQUE

Le sujet porte sur la poésie mais la perspective qu'il propose est très pointue : les "contraintes formelles" en poésie comme obstacle à la création ou non. Il s'agira donc de définir ce que sont les "contraintes formelles" en se rattachant aux textes proposés ou à ceux étudiés dans l'année.

Le programme officiel proposait une étude de la poésie centrée sur la question de la modernité. Les élèves qui auront suivi une telle perspective seront avantagés, car ils sauront montrer comment les poètes, en particulier à partir du XIXe siècle, ont cherché à se défaire des contraintes imposées tout au long des siècles précédents.

II - LES REACTIONS A CHAUD DU PROFESSEUR

Le sujet est difficile, mais il est en même temps adapté à des candidats de section L dont on attend une culture littéraire en général et une sensibilité à la poésie en particulier. Une bonne méthodologie s'impose :

- Définir les termes du sujet pour éviter les directions hors sujet.
- Elaborer un plan rigoureux.
- S'appuyer sur des exemples précis, qu'ils soient empruntés aux textes du sujet ou à ceux étudiés dans l'année.

III - UN TRAITEMENT POSSIBLE DU SUJET

A - INTRODUCTION

Baudelaire affirmait que le ciel n'est jamais aussi beau que lorsqu'il est vu à travers la lucarne d'une cellule de prisonnier. Cette image paradoxale renvoie en fait à la création poétique : tout poème, quel qu'il soit, est en effet un cadre limité cherchant, à l'intérieur même de ses limites, à atteindre l'infini.

La question des "contraintes formelles" est donc fondamentale et il importe de se demander si elles sont "pour le poète un obstacle à une expression libre et originale". Autrement dit, est-ce que les obligations de forme qui ont longtemps caractérisé l'activité poétique, nuisent à l'inspiration personnelle ou non ? Un parcours rapide de l'histoire de la poésie permettra de montrer que les réponses ont été variables selon les époques.

Nous montrerons ensuite que les poètes ont souvent cherché à déjouer les contraintes, voire à les faire disparaître. Enfin, nous nous demanderons si les obstacles véritables à la création poétique ne se situent pas ailleurs.

B - DES REPONSES CONTRADICTOIRES SELON LES EPOQUES

1) La poésie équilibre entre des "contraintes formelles" et une expression personnelle.

Longtemps la poésie s'est définie dans la contrainte. Le poème de Boileau extrait de son Art poétique exprime parfaitement ce point de vue. Le "sonnet" y est présenté avec ses "rigoureuses lois" : "deux quatrains de mesure pareille", "deux tercets par le sens partagé", etc.

La "licence", c'est-à-dire la liberté, est ainsi "bannie" sans que le poète n'émette la moindre protestation. Ce respect de la contrainte comme préalable à la création n'empêche cependant pas la création personnelle.

Il faut ainsi se rappeler que le sonnet fut aussi novateur à son époque : ainsi du Bellay introduit le premier l'alexandrin et les poètes suivants l'imiteront. Ce respect des règles, telles que les reprend Boileau, n'empêche pas l'expression de sentiments intimes : le poète utilise le "je" et parle de son expérience malheureuse, puisque, exilé à Rome, il n'aspire qu'à revoir son pays.

2) La poésie refus des "contraintes formelles" qui entravent l'expression personnelle.

a)   Se moquer des contraintes.

A l'opposé de ces poètes des siècles passés, plusieurs poètes du corpus expriment clairement leur refus des contraintes. Le sonnet de Tristan Corbière tourne ainsi en dérision le caractère quasi dictatorial de telles règles :"Vers filés à la main et d'un pied uniforme / Emboîtant bien le pas, par quatre en peloton". Le vers devient un petit soldat prêt à obéir aux ordres, et le quatrain un "peloton" qu'on imagine... d'exécution.

b)   Une stérilisation de l'inspiration.

Corbière, après s'être moqué de tels procédés, montrent qu'ils entravent l'inspiration. Ainsi, il finit par compter, "je pose 4 et 4= 8", "En posant 3 et 3" mais ne trouve finalement rien à dire que "Sonnet- Attention !". La contrainte dans ce cas ne mène pas à la poésie, mais à l'arithmétique.

On comprend ainsi que de nombreux poètes aient cherché à se démarquer de plusieurs siècles de contraintes formelles touchant au vers, à la rime, au rythme, au lexique, etc. On a ainsi du mal à imaginer qu'il existait au XVIIe siècle des manuels pour devenir poète, contenant les règles à suivre et les erreurs à éviter. Il existe cependant une grande différence entre le "rimeur" et le poète...

C - DE LIBERER DES CONTRAINTES POUR PLUS D'ORIGINALITE ?

1) Se libérer des contraintes.

Les degrés de libération des contraintes sont variables.
On note ainsi chez certains poètes comme Baudelaire un équilibre entre le respect de la règle et sa mise en danger. Sur les quelque cent sonnets que contiennent les Fleurs du mal, très peu sont réguliers. Le poète s'évertue la plupart du temps à en dérégler la sage mécanique par des détails anodins : inversion des quatrains et des sonnets, irrégularité dans le système des rimes, etc.

Certains poètes vont plus loin dans la négation des règles, préférant la forme plus libre du poème en prose. Rimbaud par exemple fait voler en éclat le vers dans ses Illuminations. Mais il n'est pas le seul au XIXe siècle : Aloysius Bertrand ou Baudelaire vont aussi explorer les libertés de la prose.

Enfin le XXe siècle se révèle plus violent, par le recours au vers libre et aux affranchissements les plus spectaculaires.

Le poème de Blaise Cendrars en est une parfaite illustration : les portions de vers s'enchaînent sans cohérence apparente, les caractères typographiques même disent un besoin de liberté, certains mots deviennent illisibles : " teuof ed puoC / aç-emirpxE". En fait, le poète se contente ici d'écrire à l'envers, ce qui n'est pas le signe d'une très grande originalité, mais l'effet sur le lecteur est des plus saisissants.

2)  Survivance de la contrainte chez les poètes modernes.

Il ne faut cependant pas opposer systématiquement les poètes du passé et ceux de la modernité. Certains poètes modernes en effet refusent le vers libre et continuent d'écrire des poèmes à contraintes. Ils peuvent multiplier celles-ci comme Jacques Roubaud ou les autres poètes de l'Oulipo (voir la revue "Formules"). La contrainte est à la fois exploitée et tournée en dérision.

3) L'originalité est-elle ainsi atteinte ?

On peut ainsi se demander si le rejet violent des contraintes ou au contraire leur acceptation est nécessairement un gage de qualité et de liberté. L'exemple des surréalistes est à ce titre intéressant.

Sous l'influence de leur chef d'école André Breton, les surréalistes vont systématiser certains principes libertaires au point de leur faire perdre leur originalité : c'est le cas de l'écriture automatique ou du jeu des cadavres exquis qui créent le texte poétique par association d'idées.

Ainsi, il semble que les véritables obstacles à la création ne soient pas forcément dans la contrainte formelle.

D - LES VERITABLES OBSTACLES A LA CREATION POETIQUE SONT AILLEURS.

1) Le manque d'inspiration.

Du Bellay se plaint dans son sonnet de ne pouvoir écrire librement. La métaphore filée de l'emprisonnement le donne à voir comme un condamné sans espoir : "Maintenant la Fortune est maîtresse de moi".

Il oppose ainsi le temps d'une créativité heureuse ("Où sont ces doux plaisirs qu'au soir de la nuit brune / Les muses me donnaient, alors qu'en liberté / Dessus le vert tapis d'un rivage écarté / Je les menais danser aux rayons de la Lune") à celui de l'impuissance : "et les muses de moi, comme étranges, s'enfuient". L'impossibilité à écrire est ici liée à la mélancolie et non à la contrainte formelle.

Le manque d'inspiration peut, même comme chez Du Bellay, et plus tard chez Mallarmé et les poètes contemporains, devenir la matière même du poème.

2) Rester soumis à la langue

Ainsi, il ne suffit pas pour être poète de choisir des extrêmes : soit la plus grande contrainte, soit l'éclatement de toutes les règles. La poésie demeure une affaire de langue, de musique, de rythme. Il s'agit donc de respecter cette règle unique qui fonde toute activité poétique, quels que soient les siècles.

E - CONCLUSION

Il faut éviter une trop grande dichotomie entre les poètes antérieurs au XIXe siècle et les autres. L'originalité n'est pas du côté de ceux qui ont opéré les libérations les plus spectaculaires.

On jugera la réussite d'un poème non pas au débat sur la contrainte mais à l'émotion, l'intérêt qu'il suscite chez le lecteur.

IV - LES ERREURS A EVITER

- Faire un devoir trop abstrait, sans exemples.
- Il serait préférable d'avoir quelques exemples en plus de ceux du corpus.
- Avoir une vision caricaturale de la poésie qui serait toujours rimée, en vers réguliers.

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