Le sujet 2009 - Bac S - Philosophie - Commentaire d'un texte philosophique |
Avis du professeur :
Le texte de Tocqueville oppose la vie de l'État et celle de la société. Le texte surprendra beaucoup de candidats car il n'est pas très classique dans son approche de la question de l'État. |
Expliquer le
texte suivant :
Les affaires générales d'un pays n'occupent que les principaux citoyens. Ceux-là ne se rassemblent que de loin en loin dans les mêmes lieux ; et, comme il arrive souvent qu'ensuite ils se perdent de vue, il ne s'établit pas entre eux de liens durables. Mais quand il s'agit de faire régler les affaires particulières d'un canton par les hommes qui l'habitent, les mêmes individus sont toujours en contact, et ils sont en quelque sorte forcés de se connaître et de se complaire.
On tire difficilement un homme de lui-même pour l'intéresser à la destinée de tout l'État, parce qu'il comprend mal l'influence que la destinée de l'État peut exercer sur son sort. Mais faut-il faire passer un chemin au bout de son domaine, il verra d'un premier coup d'œil qu'il se rencontre un rapport entre cette petite affaire publique et ses plus grandes affaires privées, et il découvrira, sans qu'on le lui montre, le lien étroit qui unit ici l'intérêt particulier à l'intérêt général.
C'est donc en chargeant les citoyens de l'administration des petites affaires, bien plus qu'en leur livrant le gouvernement des grandes, qu'on les intéresse au bien public et qu'on leur fait voir le besoin qu'ils ont sans cesse les uns des autres pour le produire.
On peut, par une action d'éclat, captiver tout à coup la faveur d'un peuple ; mais, pour gagner l'amour et le respect de la population qui vous entoure, il faut une longue succession de petits services rendus, de bons offices obscurs, une habitude constante de bienveillance et une réputation bien établie de désintéressement.
Les libertés locales, qui font qu'un grand nombre de citoyens mettent du prix à l'affection de leurs voisins et de leurs proches, ramènent donc sans cesse les hommes les uns vers les autres, en dépit des instincts qui les séparent, et les forcent à s'entraider.
Tocqueville, De la démocratie en Amérique
La connaissance
de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit
que l'explication rende compte, par la compréhension précise
du texte, du problème dont il est question.
I – PRESENTATION DU TEXTE
Ce texte de
Tocqueville se rapporte aux notions suivantes : la politique,
la société,
l'État
et la liberté.
Le
propos de Tocqueville est clair, cependant il peut être
difficile d'en cerner la cohérence argumentative et d'établir
un plan : les 5 paragraphes ne constituent pas 5 parties, mais
rassembler les paragraphes est difficile conceptuellement et
logiquement.
II - L'IDEE PRINCIPALE DU TEXTE
L'objet
de ce texte est le rapport de l'homme à
l'Etat, c'est-à-dire le statut de citoyen. La
question à laquelle Tocqueville
répond est : comment intéresser les hommes à
l'intérêt général et aux affaires
générales de l'Etat ?
Sa
thèse est que les hommes ne peuvent
s'intéresser à l'intérêt général
que lorsqu'ils y rencontrent leurs intérêts
particuliers, et cela n'est possible que dans les affaires
particulières de l'Etat, c'est-à-dire les affaires
publiques locales.
Tel est le problème
mis en évidence dans ce texte : on ne peut intéresser
les hommes aux affaires publiques générales de l'Etat,
il n'y a aucun intérêt naturel et désintéressé
porté à la chose publique, bien qu'on attende du
politique une forme de désintéressement.
L'enjeu est
donc la possibilité de la politique : comment faire vivre
ensemble les hommes ?
III - LES NOTIONS ET LES CONCEpTS-CLES DU TEXTE
Les concepts
principaux permettent de définir le problème du
politique. En effet il s'agit de l'homme
pris soit comme individu
(l'homme pris séparément) soit
comme citoyen
(l'homme pris dans le tout qu'est la société, défini
comme sujet d'un Etat).
L'homme, pour être considéré
comme citoyen, doit pouvoir s'intéresser au bien public et à
l'intérêt général, et non seulement à
son bien privé, individuel et à son intérêt
particulier. Si les hommes sont des citoyens et non seulement des
individus, on peut penser ce qui les rassemble : l'Etat. L'Etat
est l'ensemble des institutions qui
organisent une société sur un territoire donné
et cette notion d'Etat suppose deux choses : la permanence du
pouvoir et la chose publique.
C'est pourquoi ce texte porte sur la
question politique bien que ce terme ne figure pas dans le texte :
comment faire vivre ensemble des hommes dont les intérêts
particuliers divergent et s'opposent ?
D'où
l'importance dans ce texte des oppositions conceptuelles sur
lesquelles l'argumentation est construite :
pour le 1er §,
l'opposition entre affaires générales et affaires
particulières, et, pour le 2eme §, entre affaires
publiques et affaires privées, et par là entre intérêt
général et intérêt particulier permettant
de comprendre que le bien public s'oppose implicitement, au 3eme §,
au bien privé, et que les libertés locales du 5eme §
portent sur les affaires publiques particulières, entendons
par "particulières" "locales",
c'est-à-dire celles du canton et non celles du pays. Par
exemple la construction d'une route départementale.
La fin
du texte est plus difficile à comprendre car elle suppose
qu'on redéfinisse les termes par rapport à ce qui
précède, comme nous le voyons pour le sens à
donner à "libertés locales", c'est-à-dire
notre capacité d'agir et de décider à un niveau
local pour les questions publiques. Telle est la nuance : je
m'intéresse à la chose publique, par exemple la
construction d'une route départementale et par là à
l'intérêt général, parce qu'elle touche
mes affaires privées et mon intérêt particulier,
mais la liberté locale est ma capacité d'agir et de
décider concernant les affaires publiques qui touchent mes
affaires privées mais ce n'est pas ma capacité d'agir
et de décider pour mes affaires privées directement,
c'est indirectement que mon intérêt particulier sera
satisfait.
C'est pourquoi je mettrai "du prix à
l'affection de [mes] voisins et [mes] proches".
Enfin la
difficulté de la fin du texte est la référence
au désintéressement (4eme §, "[...] une
réputation bien établie de désintéressement
[...]"). En effet, la thèse de Tocqueville est que les
hommes ne peuvent s'intéresser à l'intérêt
général que lorsque l'intérêt général
rencontre l'intérêt particulier, c'est-à-dire il
ne peut y avoir de désintéressement pour le citoyen
lorsqu'il s'intéresse à la chose publique. Autrement
dit, si le citoyen s'exprime sur la construction de la route
départementale ce n'est pas pour se prononcer dessus
indépendamment de ce qui le touche, mais au contraire parce
qu'il conteste le tracé de la route qui peut nuire à
son calme ou profiter à son commerce : il n'est pas
désintéressé, alors pourquoi Tocqueville nous
parle-t-il d'une "réputation bien établie de
désintéressement" ? Nous ne pouvons ici que
formuler une hypothèse : il semblerait qu'il parle ici
non du citoyen mais de l'homme politique, de l'homme d'Etat, du
gouvernant puisqu'il parle d'une "action d'éclat"
pouvant "captiver la faveur d'un peuple" et de "gagner
l'amour et le respect de la population qui vous entoure". Ainsi
le ou les gouvernant(s), "les principaux citoyens" qui
s'occupent des affaires publiques générales doivent
être désintéressés, au contraire les
citoyens locaux qui, eux, ne peuvent être amenés à
la chose publique que par l'intérêt.
IV - LA STRUCTURE DU TEXTE
Le plan argumentatif
de ce texte de Tocqueville suppose des choix. Nous proposons ici un
des choix possibles que nous justifierons au mieux.
Les 1er et
2eme § sont tous les deux construits sur des oppositions et
exposent tous les deux la difficulté d'intéresser les
hommes à l'intérêt général. Ainsi
dans la 1ère étape argumentative de ce texte (§ 1
et 2), Tocqueville expose deux difficultés politiques :
les hommes qui s'intéressent directement aux affaires
publiques générales sont nombreux et dispersés
(§ 1) et les hommes ne s'intéressent aux affaires
publiques particulières que lorsqu'elles rencontrent leurs
affaires privées (§ 2). D'où la conséquence
qu'il tire de ces difficultés : si l'on veut que les
hommes s'intéressent à l'intérêt général,
il faut leur confier les affaires publiques locales. Telle est la 2e
étape argumentative (§ 3). De là on comprend que
la 3eme étape argumentative (§ 4 et 5) expose les clés
du vivre ensemble : la bienveillance
et le désintéressement
de l'Etat (§ 4) et les libertés
locales accordées aux citoyens (§
5).
V – QUELQUES PISTES DE DEVELOPPEMENT DE L’INTERET PHILOSOPHIQUE
Les questions
suivantes permettraient de prolonger l'explication de ce texte par
une étude critique :
- Les citoyens ne peuvent-ils
s'intéresser aux affaires de l'Etat de manière
désintéressée ?
- Les citoyens
doivent-ils participer à la chose publique ? Comment ?
-
L'homme contribue-t-il à faire son bonheur en se préoccupant
du bien public ?
La réflexion
pourrait se préciser en développant la question de
l'individualisme et de l'égoïsme en l'articulant avec la
question de l'engagement politique.