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Annales gratuites Bac 1ère L : Texte de Marcel Pagnol

Le sujet  1997 - Bac 1ère L - Français - Etude de texte Imprimer le sujet
LE SUJET

Irénée, un provincial naïf qui rêve de devenir acteur tragique, a été engagé pour tourner dans un film. le jour de la sortie du film, à laquelle il n'assiste pas, son amie Françoise lui rend compte des réactions du public et lui apprend qu'il fait rire, en particulier dans la grande scène d'amour.


IRENEE - Ecoutez - supposez qu'un ingénieur ait inventé un nouveau canon, qui tire plus loin que les autres. Et au premier essai, ce canon tire par derrière, et l'inventeur qui surveillait le tir tout plein d'espoir et de fierté, reçoit l'obus dans l'estomac. Il tombe et il meurt. Et bien, moi, mon canon tire à l'envers, je me sens plus triste que si j'étais mort !

FRANCOISE - Votre succès va vous ressusciter.

IRENEE- Et vous croyez que je vais accepter un succès de comique ! Ah non. Pouah !

FRANCOISE - Mais pourquoi ?

IRENEE - Faire rire ! Devenir un roi du rire ! C'est moins effrayant que d'être guillotiné, mais c'est aussi infamant.

FRANCOISE - Pourquoi ?

IRENEE - Des gens vont dîner, avec leur femme ou leur maîtresse. Et vers neuf heures du soir, ils se disent : "Ah, maintenant qu'on est repu, et qu'on a fait les choses sérieuses de la journée, où allons-nous trouver un spectacle qui ne nous fera pas penser, qui ne nous posera aucun problème et qui nous secouera un peu les boyaux, afin de nous faciliter la digestion ? "

FRANCOISE - Allons donc ! Vous exagérez tout...

IRENEE - Oh non, car c'est même encore pire : ce qu'ils viennent chercher, quand ils vont voir un comique, c'est un homme qui leur permette de s'estimer davantage.

Alors pour faire un comique, le maquilleur approfondit une ride, il augmente un petit défaut. Au lieu de corriger mon visage, au lieu d'essayer d'en faire un type d'homme supérieur, il le dégradera de son mieux, avec tout son art.

Et si alors j'ai un grand succès de comique, cela voudra dire que dans toutes les salles de France, il ne se trouvera pas un homme, si bête et si laid qu'il soit, qui ne puisse pas se dire : "Ce soir je suis content, parce que j'ai vu - et j'ai montré à ma femme - quelqu'un de plus bête et de plus laid que moi."

(Un temps, il réfléchit.) Il y a cependant une espèce de gens auprès de qui je n'aurai aucun succès : les gens instruits, les professeurs, les médecins, les prêtres. Ceux-là, je ne les ferai pas rire, parce qu'ils ont l'âme assez haute pour être émus de pitié.

Allez, Françoise, celui qui rit d'un autre homme, c'est qu'il se sent supérieur à lui. Celui qui fait rire tout le monde, c'est qu'il se montre inférieur à tous.

FRANCOISE - Il se montre, peut-être, mais il ne l'est pas.

IRENEE - Pourquoi ?

FRANCOISE - Parce que l'acteur n'est pas l'homme. Vous avez vu Charlot sur l'écran qui recevait de grands coups de pied au derrière. Croyez-vous que dans la vie, M. Charlie Chaplin accepterait seulement une gifle ? Oh non ! Il en donnerait plutôt... C'est un grand chef dans la vie, M. Chaplin.

IRENEE - Alors, pourquoi s'abaisse-t-il à faire rire ?

FRANCOISE - Quand on fait rire sur la scène ou sur l'écran, on ne s'abaisse pas, bien au contraire. Faire rire ceux qui rentrent des champs, avec leurs grandes mains tellement dures qu'ils ne peuvent plus les fermer ; ceux qui sortent des bureaux avec leurs petites poitrines qui ne savent plus le goût de l'air.

Ceux qui reviennent de l'usine, la tête basse, les ongles cassés, avec de l'huile noire dans les coupures de leurs doigts... Faire rire tous ceux qui mourront, faire rire tous ceux qui ont perdu leur mère, ou qui la perdront...

IRENEE - Mais qui c'est ceux-là ?

FRANCOISE - Tous... Ceux qui n'ont pas encore perdu la Mère, la perdront un jour... Celui qui leur fait oublier un instant les petites misères... la fatigue, l'inquiétude et la mort ; celui qui fait rire des êtres qui ont tant de raisons de pleurer, celui-là leur donne la force de vivre, et on l'aime comme un bienfaiteur...

IRENEE - Même si pour les faire rire il s'avilit devant leurs yeux ?

FRANCOISE - S'il faut qu'il s'avilisse, et s'il y consent, le mérite est encore plus grand, puisqu'il sacrifie son orgueil pour alléger notre misère... On devrait dire saint Molière, on pourrait dire saint Charlot...

IRENEE - Mais le rire, le rire... C'est une espèce de convulsion absurde et vulgaire...

FRANCOISE - Non, non, ne dites pas de mal du rire. Il n'existe pas dans la
nature ; les arbres ne rient pas et les bêtes ne savent pas rire... Les montagnes n'ont jamais ri... Il n'y a que les hommes qui rient...

Les hommes et même les tout petits enfants, ceux qui ne parlent pas encore... Le rire, c'est une chose humaine, une vertu qui n'appartient qu'aux hommes et que Dieu peut-être leur a donnée pour les consoler d'être intelligents...


Marcel PAGNOL, Le Schpountz , 1938


PREMIERE PARTIE : QUESTIONS

1. Dans la première réplique d'Irénée PAGNOL emploie une métaphore. Relevez-la et analysez-la. En quoi permet-elle de mieux comprendre la position du personnage telle qu'elle est développée dans le texte ?

2. Reformulez brièvement les thèses des deux personnages ; dégagez ensuite pour chacune d'elles les principaux arguments utilisés.

3. Montrez comment, au cours de cet extrait de la pièce, la thèse de Françoise l'emporte sur celle d'Irénée (progression du dialogue, valeur des arguments...).

4. Quels sont les exemples successifs utilisés pour illustrer l'argument contenu dans ces deux répliques de Françoise : "Quand on fait rire... comme un bienfaiteur." Comment sont-ils organisés ?


DEUXIEME PARTIE : TRAVAIL D'ECRITURE

Irénée définit un spectacle comique comme "un spectacle qui ne nous fera pas penser, qui ne nous posera aucun problème".

Vous discuterez ce point de vue en vous appuyant sur des arguments et des exemples de votre choix, empruntés au théâtre et à d'autres formes d'expression.

LE CORRIGÉ

I - FICHE SIGNALETIQUE

Ce sujet ne présente pas de réelle difficulté de compréhension. Le texte de Pagnol définit, de façon apparemment paradoxale, "le désespoir du comique".

Le texte est extrait de la célèbre pièce Le Schpountz ,que l'on se rappelle surtout par l'interprétation mémorable de Fernandel du Code Pénal : "Tout condamné à mort aura la tête tranchée..."

Les questions sont accessibles, très techniques, axées sur la métaphore de la première réplique, l'analyse de la stratégie argumentative, la progression du dialogue.

Le travail d'écriture est une discussion amenant à réfléchir sur le comique, "divertissement" ou source de réflexion.


II - REACTIONS A CHAUD DU PROFESSEUR

Sujet très intéressant et original, à partir d'un texte agréable à lire et simple de compréhension.

Les questions sont techniques, mais sans "piège". Votre connaissance des éléments de la stratégie argumentative vous aura aidé à répondre avec toute la compétence requise...


III - TRAITEMENT POSSIBLE DU SUJET

A - QUESTIONS

1. Métaphore employée par Irénée :
" Eh bien, moi, mon canon tire à l'envers, je me sens plus triste que si j'étais mort ! "

Pagnol montre que le comique est comme un ingénieur dont l'invention "se retourne contre lui" au sens littéral du terme.

La portée de la métaphore est grande puisque, dès le début de l'extrait, on voit que Pagnol associe comique et tragique, acte de vie et cause de mort.


2. Thèses des deux personnages :

- Irénée : Le comique "tue", il ne s'agit pas d'une expression noble, il ridiculise, amoindrit l'acteur. On aime le comique parce qu'il est "pire" que nous, parce que, par comparaison, nos travers sont moindres.

Il est le bouc émissaire du grotesque humain, mais il ne touche pas les intellectuels, "les gens instruits". Il représente un échec professionnel pour Irénée.

- Françoise : l'acteur n'est pas l'homme. Charlot reçoit des coups mais Charles Chaplin est un "chef" dans la vie. On ne s'abaisse pas à faire rire, on apporte au contraire bonheur et consolation aux travailleurs harassés, consolation aux divers chagrins de la vie.

Françoise avance même que les comiques sont des "saints", en premier lieu Molière et Charlot.


3. La thèse de Françoise l'emporte sur celle d'Irénée par la progression du dialogue et la valeur des arguments employés.

Elle procède d'abord par un jeu de questions et de réponses. Elle laisse Irénée exposer sa thèse, puis elle lui répond, point par point, en démontant les arguments énumérés de façon trop schématique.

Ce qui fait la force de son discours, c'est la récurrence de termes forts, l'emploi d'un ton émouvant lorsqu'elle évoque le statut de "sauveur " du comique.

Par exemple dans la formule : " faire rire tous ceux qui mourront, faire rire tous ceux qui ont perdu leur mère, ou qui la perdront". On note l'anaphore de "faire rire", insistant sur le caractère consolateur du rire.

Elle conclut en exposant le caractère unique du rire chez l'homme, seul élément du monde vivant à posséder cette arme et cette "vertu", dit-elle.


4. Les exemples successifs pour illustrer l'argument du comique "bienfaiteur" sont la consolation des travailleurs, paysans, ouvriers, employés de bureau "qui ne savent plus le goût de l'air".

C'est aussi la consolation des deuils, l'oubli des "petites misères", une sorte de réponse à l'angoisse métaphysique de la condition humaine. Le rire, c'est nier momentanément la mort et le chagrin.


B - TRAVAIL D'ECRITURE

Il s'agissait de mener une réflexion , sous forme de discussion, autour de la remarque d'Irénée exprimant le fait que le rire n'est que divertissement.

Vous pouviez opter pour un plan dialectique, en montrant, par exemple, dans une première partie que le rire est d'abord source de divertissement, dans une seconde partie qu'il est aussi source de réflexion et de remise en cause.

Enfin, vous pouviez montrer que comique et tragique sont les deux faces d'une même réalité et d'une même préoccupation.

Il ne fallait pas omettre de donner des exemples pour étayer votre réflexion, à commencer par Molière, dont le théâtre oscille sans cesse entre la dérision et le tragique, sans oublier d'autres auteurs comiques, mais aussi de la scène et de l'écran.


IV - CONNAISSANCES REQUISES

Il fallait bien posséder les outils d'analyse de la stratégie argumentative, ne pas commettre de contresens sur la thèse de Françoise, bien percevoir les différences essentielles entre ses propos et ceux d'Irénée.

Une certaine connaissance des oeuvres comiques, une analyse rigoureuse de la portée et des limites du rire, étaient des ingrédients nécessaires au caractère convaincant de votre discussion.

Comme toujours, le ton ne devait pas être trop catégorique ni le propos trop schématique.


V - LES FAUSSES PISTES :

Une lecture attentive du texte devait être faite pour éviter des contresens possibles sur la thèse d'Irénée, acteur qui refuse la célébrité apportée par le comique, dont il dit "qu'il avilit l'homme".

Devait apparaître dans votre travail d'écriture l'opposition des thèses, sans négliger la portée philosophique conférée au rire par Françoise, donc par Marcel Pagnol, "spécialiste" justement du rire mêlé de larmes.

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