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Annales gratuites Bac ES : L'origine de la société

Le sujet  2006 - Bac ES - Philosophie - Commentaire d'un texte philosophique Imprimer le sujet
Avis du professeur :

Sujet qui porte sur l'origine de l'organisation sociale.
La principale difficulté pour vous est le style de l'auteur, resserré et pas toujours facile à débrouiller.

LE SUJET


Expliquer le texte suivant :

On serait tenté d'expliquer toute l'organisation sociale par le besoin de manger et de se vêtir, l'Economique dominant et expliquant alors tout le reste ; seulement il est probable que le besoin d'organisation est antérieur au besoin de manger. On connaît des peuplades heureuses qui n'ont point besoin de vêtements et cueillent leur nourriture en étendant la main ; or elles ont des rois, des prêtres, des institutions, des lois, une police ; j'en conclus que l'homme est citoyen par nature. J'en conclus autre chose, c'est que l'Economique n'est pas le premier des besoins. Le sommeil est bien plus tyrannique que la faim. On conçoit un état où l'homme se nourrirait sans peine ; mais rien ne le dispensera de dormir, si fort et si audacieux qu'il soit, il sera sans perceptions, et par conséquent sans défense, pendant le tiers de sa vie à peu près. Il est donc probable que ses premières inquiétudes lui vinrent de ce besoin-là ; il organisa le sommeil et la veille : les uns montèrent la garde pendant que les autres dormaient ; telle fut la première esquisse de la cité. La cité fut militaire avant d'être économique. Je crois que la Société est fille de la peur, et non pas de la faim. Bien mieux, je dirais que le premier effet de la faim a dû être de disperser les hommes plutôt que de les rassembler, tous allant chercher leur nourriture justement dans les régions les moins explorées. Seulement, tandis que le désir les dispersait, la peur les rassemblait. Le matin, ils sentaient la faim et devenaient anarchistes. Mais le soir ils sentaient la fatigue et la peur, et ils aimaient les lois.

Alain, Propos sur les Pouvoirs

La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

LE CORRIGÉ


I - L'ANALYSE ET LES DIFFICULTES DU TEXTE

Ce texte d'Alain est tiré d'un recueil de propos, les Propos sur les Pouvoirs, où l'auteur analyse minutieusement le fonctionnement de la politique, des institutions et de la machine sociale. Ses grands thèmes sont l'origine de la société et le rapport entre l'économie et la politique.

Il n'est pas d'abord aisé, car comme tout texte original, il réfute un préjugé qu'il faut au préalable avoir bien identifié. De plus, comme souvent chez Alain, l'argumentation est dense, rapide, et les exemples très concrets, ce qui peut vous dérouter.

II - L'IDEE PRINCIPALE DU TEXTE

Dans ce texte, Alain se propose d'éclaircir un problème fondamental de la philosophie politique, celui de l'origine de la société. Cette question n'est pas qu'historique : en y répondant, on répond aussi à la question du lien social, autrement dit de la force qui maintient les hommes entre eux malgré la haine et la désunion. La thèse d'Alain est simple : c'est la peur, et non le besoin (ici le besoin de se nourrir) qui est à l'origine de la société.

Pour Alain, l'enjeu est de montrer les priorités qui s'imposent à l'homme et le conduisent à former un groupe social homogène et stable. Pour ce faire le texte va s'attaquer à un préjugé bien ancré, celui de nécessité économique, qui telle la pesanteur, suffirait à tout expliquer. Alain souhaite démontrer que la nécessité politique est fondamentale, et qu'elle n'est pas dérivée de l'économique.

III - LES NOTIONS-CLES DU TEXTE

Un des concepts-clés du texte est la notion d' "Economique" : nous dirions aujourd'hui l'économie. Alain entend par là la nécessité matérielle d'assurer sa subsistance jour après jour, de reconnaître et satisfaire ses besoins fondamentaux. Avec les penseurs libéraux comme Hobbes ou Locke (XVIIème-XVIIIème siècles), la nécessité économique devient de plus en plus l'explication dominante : la société n'est pas créée par Dieu, elle n'est pas non plus naturelle, elle naît d'un mécanisme passionnel comparable aux mécanismes de la physique. Alain n'est pas opposé à cette explication, mais il prétend hiérarchiser les mécanismes en question.

Il souligne l'importance et l'antériorité de l'organisation politique par rapport à l'organisation économique. Il oppose en ce sens le besoin de manger au besoin de dormir. Le besoin de manger ne m'associe pas nécessairement à autrui : je peux constituer un groupe pour chasser, mais je peux aussi trouver ma nourriture par moi-même dans la cueillette. Au contraire, le besoin de dormir suppose quelqu'un qui veille sur moi, une sentinelle, un associé. Voilà pourquoi Alain dit que la cité est militaire avant d'être économique : la figure du soldat en veille est plus fondamentale que celle du chasseur ou du marchand. La recherche d'autorité est antérieure à la recherche de la subsistance dans la genèse du lien social.

IV - LA STRUCTURE DU TEXTE

On peut distinguer trois mouvements dans l'argumentation : le premier paragraphe pose la thèse d'une façon tranchée, en concluant que "l'homme est citoyen par nature". L'exemple de peuples disposant d'une organisation politique sans organisation économique est probant. Contrairement aux apparences, la société commence par l'autorité politique, l'établissement de hiérarchies (militaire, religieuse). L'homme, comme disait Kant, est l'animal qui à besoin d'un maître. Tel est le besoin d'organisation, de structuration de la société. Cette idée va dans le sens de Hobbes, pour qui les hommes ne deviennent sociaux que dans la reconnaissance d'une puissance supérieure qui les domine tous. Mais Alain fait naître cette peur dès l'origine, dans la nécessité des gardiens du sommeil. Ce sont ces gardiens qui véritablement fondent la cité. L'homme est "citoyen par nature", s'inscrit d'emblée dans l'ordre politique plutôt que de constituer un groupe de chasseurs. Une meute de loups n'est pas une société humaine.

La seconde partie (jusqu'à "et non pas de la faim") prend l'exemple très original du sommeil. Ici aussi Alain retrouve Hobbes, pour qui la force physique ne suffit pas pour se dispenser des avantages de la vie en société. Le corps le plus fort est neutralisé, réduit à néant par le sommeil, et ceci huit heures par jour ! Ce besoin de protection fonde la cité dans l'alternance veille/sommeil : le rythme de vulnérabilité de l'individu devient un rythme social. Les "tours de garde" sont la première esquisse de cité : le fondement de la société est militaire, c'est-à-dire nécessitant une réserve de puissance constamment renouvelée et vigilante.

Le dernier mouvement pousse l'argumentation vers le paradoxe : la faim n'est pas seulement un lien social secondaire, mais peut même être facteur de déliaison sociale. Ici Alain oppose l'espace et le temps : l'espace de la chasse disperse (les hommes se séparent), alors que le temps, le cycle du sommeil rassemble dans la même vulnérabilité. La nourriture ne concerne que l'individu, le sommeil se partage.

V - LES PISTES DE DEVELOPPEMENT

Cette analyse du lien social par Alain montre à quel point l'origine de la nécessité est le problème central de la philosophie politique moderne Vous pouvez évidemment opposer ces conceptions aux conceptions classiques qui, par exemple chez Aristote, défendent la naturalité de la cité qui n'est qu'une famille élargie. Vous penserez aussi à Platon, pour qui les besoins qui fondent la société ne sont pas ceux qui la perpétuent : la cité tend à multiplier les besoins, par recherche de distinction sociale : les vrais besoins sont perdus de vue, ils sont remplacés par des désirs infinis et sources de désordre. Ce qui fonde la société la menace tout autant. Il pouvait être pertinent de relever cette ambivalence qui fait de chaque citoyen un tyran et un anarchiste en puissance !

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