Le sujet 2010 - Bac L - Philosophie - Commentaire d'un texte philosophique |
Avis du professeur :
Le sujet porte sur l'écart entre la généralité nécessaire de la loi et la particularité des cas auxquels elle s'applique. Tout le problème étant celui de l'ajustement de la loi au cas et donc du jugement dont on doit faire preuve dans l'application de la loi. La difficulté du texte de Thomas d'Aquin tient à la nature de son raisonnement très serré. Cela demande au candidat beaucoup de rigueur d'analyse. |
Expliquez le texte suivant :
Parce que les actes humains pour lesquels on établit des lois consistent en des cas singuliers et contingents, variables à l’infini, il a toujours été impossible d’instituer une règle légale qui ne serait jamais en défaut. Mais les législateurs, attentifs à ce qui se produit le plus souvent, ont établi des lois en ce sens. Cependant, en certains cas, les observer va contre l’égalité de la justice, et contre le bien commun, visés par la loi. Ainsi, la loi statue que les dépôts doivent être rendus, parce que cela est juste dans la plupart des cas. Il arrive pourtant parfois que ce soit dangereux, par exemple si un fou a mis une épée en dépôt et la réclame pendant une crise, ou encore si quelqu’un réclame une somme qui lui permettra de combattre sa patrie. En ces cas et d’autres semblables, le mal serait de suivre la loi établie ; le bien est, en négligeant la lettre de la loi, d’obéir aux exigences de la justice et du bien public. C’est à cela que sert l’équité. Aussi est-il clair que l’équité est une vertu.
L’équité ne se détourne pas purement et
simplement de ce qui est juste, mais de la justice déterminée
par la loi. Et même, quand il le faut, elle ne s’oppose
pas à la sévérité qui est fidèle à
l’exigence de la loi ; ce qui est condamnable, c’est
de suivre la loi à la lettre quand il ne le faut pas. Aussi
est-il dit dans le Code1 : « Il n’y
a pas de doute qu’on pèche contre la loi si, en
s’attachant à sa lettre, on contredit la volonté
du législateur ».
Il juge de la loi celui qui
dit qu’elle est mal faite. Mais celui qui dit que dans tel cas
il ne faut pas suivre la loi à la lettre, ne juge pas de la
loi, mais d’un cas déterminé qui se présente.
Thomas d’Aquin, Somme théologique
1- Il s’agit du Code publié par Justinien en 529 : il contient la plus grande somme connue de droit romain antique.
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
La notion principale de ce texte de Thomas d’Aquin est la justice. Cette notion appartient au chapitre « la Politique ». La difficulté de ce texte est de voir comment Thomas d’Aquin articule l’institution de la justice et du droit avec une problématique morale. En effet, l’homme est libre et ses actes tombent sous le coup de la loi, mais ses actes ne sont pas tous prévisibles ; ainsi, pour être juste lorsqu’on juge de tels actes, il faut faire preuve de ce qu’on pourrait appeler une certaine clairvoyance morale (ce que Thomas d’Aquin nomme l’équité), l’équité étant présentée comme une vertu. Ainsi, parler des actes humains et de vertu supposait l’articulation de deux chapitres : celui sur la Politique comprenant la Justice et le Droit et celui sur la Morale comprenant la Liberté et le Devoir.
L’objet de ce texte est la justice. La question à laquelle l’auteur répond pourrait être formulée de la manière suivante : pour être juste lorsqu’on juge les actes humains doit-on toujours appliquer la loi à la lettre ? Plus simplement encore : doit-on appliquer la loi à la lettre ?
En réponse à cette question, Thomas d’Aquin répond : non, on ne doit pas appliquer la loi à la lettre. Pour être juste, il faut savoir reconnaître les cas particuliers pour lesquels appliquer la loi serait une erreur car cela entraînerait quelque chose de mal.
Le problème posé est donc celui auquel nous sommes confrontés lorsque nous devons prononcer une décision de justice avec des lois générales, écrites par le législateur, pour juger l’acte particulier d’un homme : il se trouve que la loi étant générale n’est pas toujours adéquate aux cas particuliers.
L’enjeu philosophique de ce texte est de savoir si l’on accorde à la loi une valeur absolue ou si l’interprétation que l’homme fait de la loi devant un cas particulier peut lui permettre d’être plus juste que s’il appliquait la loi de manière aveugle et systématique.
Les concepts-clés de ce texte sont des notions-clés du programme de philosophie. Ils sont utilisés méthodiquement par Thomas d’Aquin pour structurer son argumentation.
Tout d’abord, l’égalité et l’équité sont deux concepts-clés du cours sur la justice et le droit. Ici Thomas d’Aquin présente « l’égalité de la justice » (l. 4) comme un but de la loi. La loi vise un traitement égal de tous les hommes, elle vise à rétablir les injustices qui se présentent sous la forme d’inégalités. La loi s’applique ainsi à tous de manière semblable en vue de l’égalité. Au contraire, « l’équité qui est une vertu » (l.10) ne vient pas de la loi, n’est pas dans la loi. L’équité sert à pallier les insuffisances intrinsèques de la loi (présentées dans les premières lignes du texte); c’est une vertu proprement humaine qui permet de discerner, au moment où l’on juge un homme, si la loi s’applique dans son cas, ou si au contraire son cas est tellement particulier qu’il est préférable de ne pas lui appliquer la loi. La difficulté est alors de comprendre qu’il n’est nullement question pour Thomas d’Aquin de ne pas respecter la loi : l’équité c’est ce qui nous permet de voir que, dans tel cas précis, la loi ne peut pas s’appliquer, et que ne pas l’appliquer est la vraie décision juste.
Ensuite, les autres concepts-clés de ce texte sont au programme de philosophie en tant que « repères conceptuels ». Il s’agit des deux repères conceptuels suivants : « singulier, particulier, général, universel » et « contingent, possible, nécessaire ». Ils permettent de comprendre clairement la thèse de l’auteur et son argumentation. En effet, la loi est générale, voire universelle : elle s’applique à tous ; alors que les actes humains sont singuliers, parce que produits par des individus singuliers, ils sont en plus contingents. Que signifie « contingent » ? Ce terme vient du latin « contingit » qui signifie : ce qui arrive ; plus précisément : c’est ce qui arrive et qui aurait pu ne pas arriver ; comme lorsqu’on dit « ça arrive ». Ce n’est donc ni seulement possible (puisque ça arrive), ni nécessaire (parce que cela aurait pu ne pas arriver).
On voit combien la connaissance de ces deux repères conceptuels permettait une compréhension claire et précise tant de la thèse que de l’argumentation. C’est parce que l’homme peut agir librement, et non pas nécessairement, qu’il est imprévisible et susceptible d’être considéré comme un cas particulier, même par la justice qui se veut égale et universelle. Ainsi, le seul moyen de pouvoir juger avec justice les actes humains c’est d’allier la justice comme institution, avec ses lois écrites par des législateurs à partir de ce qui arrive le plus souvent (le cas général), et la justice comme vertu grâce aux hommes qui font appliquer les lois, étant entendu que pour être juste il faut les deux. La loi ne saurait tout prévoir : l’homme agit de telle sorte que son acte est toujours singulier et contingent, c’est-à-dire qu’il ne rentre pas naturellement dans le cadre général de la loi. C’est pourquoi il y a des cas pour lesquels « le mal serait de suivre la loi établie ».
La difficulté principale était de bien comprendre la dernière phrase qui revient à la première pour la préciser : « celui qui dit que dans tel cas il ne faut pas suivre la loi à la lettre ne juge pas de la loi, mais d’un cas déterminé qui se présente ». Il ne s’agit donc pas d’agir contre la loi, mais de comprendre que la loi ne peut pas s’appliquer dans tous les cas, ainsi, il faut faire appel à l’équité pour appliquer avec justice la loi, qui est bonne mais non valable absolument dans tous les cas. La contingence et la singularité de l’action humaine expliquent cela.
L’argumentation de ce texte repose clairement sur ces distinctions conceptuelles, tout en étant marquée par des étapes logiques repérables facilement par les connecteurs logiques (parce que, mais, cependant, ainsi, pourtant, par exemple, aussi, mais).
De la ligne 1 à 5, Thomas d’Aquin expose sa thèse et son argument principal. Si l’on veut être près du texte « il a toujours été impossible d’instituer une règle légale qui ne serait jamais en défaut » énonce la thèse et « parce que les actes humains ( … ) consistent en des cas singuliers et contingents » présente l’argument principal. Le propos est précisé dans cette première partie par l’introduction du rôle des législateurs et la référence aux fins visées par la loi : l’égalité et le bien commun.
De la ligne 5 à 11, Thomas d’Aquin illustre sa thèse et son argument par deux exemples. Le premier permet d’illustrer le cas général : « les dépôts doivent être rendus », et le second permet d’illustrer un cas particulier : celui du dépôt fait par un fou qui réclame son bien pendant une crise. La loi n’a pas prévu de cas particulier, il ne correspond pas à la règle générale que la loi dicte, il faut donc nécessairement recourir à la clairvoyance du juge qui décidera ou non d’appliquer la loi. C’est ainsi qu’est introduite l’équité comme vertu. On voit donc comment cette étape argumentative qui s’annonce comme illustrative permet d’introduire, dans la deuxième partie de ce texte, ce qui complète l’égalité visée par la loi, à savoir l’équité. C’est donc une étape argumentative importante puisqu’elle poursuit l’argumentation de l’auteur par l’analyse d’un exemple. Et on comprend bien que, pour Thomas d’Aquin, l’exemple, c’est-à-dire « le cas particulier », occupe une place centrale pour qui vise la justice : il n’y a que des exemples dans la vie et non dans la loi, alors attachons-nous aux exemples, pour nous attacher à la justice dans la vie.
Enfin, de la ligne 12 à 18, Thomas d’Aquin précise la position de l’équité au regard de la loi : « elle ne se détourne pas de ce qui est juste, mais de la justice déterminée par la loi », « ce qui est condamnable, c’est de suivre la loi à la lettre quand il ne le faut pas ». Nous pouvons donc dire qu’il précise sa thèse : « il a toujours été impossible d’instituer une règle légale qui ne serait jamais en défaut » ainsi nous ne devons pas appliquer la loi à la lettre dans les cas particuliers (singuliers et contingents) où cela produirait une injustice. Comme c’est la justice que visent les lois et les législateurs, nous devons parfois reconnaître que la loi ne s’applique pas, c’est alors que nous faisons preuve d’équité et donc de justice.
Un développement intéressant serait de confronter cette conception du rapport à la loi que l’homme peut avoir avec l’attitude prônée par Henry David Thoreau puis par Gandhi, à savoir la désobéissance civile. En effet, cela permettrait de montrer très clairement que l’on a bien compris la thèse, le problème et l’enjeu de ce texte.
Expliquons nous : selon Thomas d’Aquin l’équité ne contredit pas la loi, à aucun moment il soutient qu’il ne faut pas respecter la loi parce qu’elle ne serait pas bonne. Il dit seulement qu’elle n’est pas infaillible parce qu’elle ne peut pas tout prévoir puisqu’elle est générale et que tous les actes humains tombant sous le coup de la loi sont singuliers et contingents, et donc imprévisibles. Mais on peut être amené à s’interroger sur le fait de savoir si la loi est vraiment toujours juste. Si parfois elle ne peut pas s’appliquer parce que le cas est trop particulier, elle n’en est pas pour autant mauvaise ; elle peut aussi ne pas s’appliquer parce qu’elle donne un sens à l’action humaine contraire aux valeurs qu’un ou des hommes défendent. Dans ce cas « juger un cas déterminé qui se présente » ne suffit pas, il faut juger la loi elle-même. Ce n’est pas la thèse défendue par Thomas d’Aquin, mais c’est la thèse que défendent tous ceux qui invitent à la désobéissance civile : parfois la loi est injuste et l’homme, pour s’élever à la justice et à l’équité, doit s’élever contre la loi en la jugeant mauvaise.