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Annales gratuites Brevet Série Collège : Texte de Jean-Jacques Rousseau

Le sujet  1998 - Brevet Série Collège - Français - Questions Imprimer le sujet
LE SUJET

Comment on devient courageux


J'étais à la campagne en pension chez un ministre (1) appelé M. Lambercier. J'avais pour camarade un cousin plus riche que moi et que l'on traitait en héritier, tandis qu'éloigné de mon père, je n'étais qu'un pauvre orphelin.

Mon grand cousin Bernard était singulièrement poltron, surtout la nuit. Je me moquai tant de sa frayeur que M. Lambercier, ennuyé de mes vanteries, voulut mettre mon courage à l'épreuve. Un soir d'automne qu'il faisait très obscur, il me donna la clef du temple, et me dit d'aller chercher dans la chaire (2) la Bible qu'on y avait laissée. Il ajouta, pour me piquer d'honneur, quelques mots qui me mirent dans l'impuissance de reculer.

Je partis sans lumière ; si j'en avais eu ç'aurait peut-être été pis encore. Il fallait passer par le cimetière ; je le traversai gaillardement ; car tant que je me sentais en plein air, je n'eus jamais de frayeurs nocturnes.

En ouvrant la porte, j'entendis à la voûte un certain retentissement que je crus ressembler à des voix et qui commença d'ébranler ma fermeté romaine (3).La porte ouverte, je voulais entrer ; mais à peine eus-je fait quelques pas que je m'arrêtai. En apercevant l'obscurité profonde qui régnait dans ce vaste lieu, je fus saisi d'une terreur qui me fit dresser les cheveux ; je rétrograde, je sors, je me mets à fuir tout tremblant. Je trouvai dans la cour un petit chien nommé Sultan, dont les caresses me rassurèrent. Honteux de ma frayeur, je revins sur mes pas, tâchant pourtant d'emmener avec moi Sultan, qui ne voulut pas me suivre. Je franchis brusquement la porte, j'entre dans l'église. A peine fus-je rentré que la frayeur me reprit, mais si fortement que je perdis la tête ; et quoique la chaire fût à droite et que je le susse très bien, ayant tourné sans m'en apercevoir, je la cherchai longtemps à gauche, je m'embarrassai dans les bancs, je ne savais plus où j'étais, et ne pouvant trouver ni la chaire ni la porte, je viens à bout de sortir du temple, et je m'en éloigne comme la première fois, bien résolu de n'y jamais rentrer seul qu'en plein jour.

Je reviens jusqu'à la maison. Prêt à entrer, je distingue la voix de M. Lambercier à de grands éclats de rire. Je les prends pour moi d'avance, et confus de m'y voir exposé, j'hésite à ouvrir la porte. Dans cet intervalle, j'entends Mlle Lambercier s'inquiéter de moi, dire à la servante de prendre la lanterne, et M. Lambercier se disposer à me venir chercher, escorté de mon intrépide cousin, auquel ensuite on n'aurait pas manqué de faire tout l'honneur de l'expédition. A l'instant, toutes mes frayeurs cessent et ne me laissent que celle d'être surpris dans ma fuite ; je cours, je vole au temple ; sans m'égarer, sans tâtonner, j'arrive à la chaire ; j'y monte, je prends la bible, je m'élance en bas ; dans trois sauts, je suis hors du temple, dont j'oubliai même de fermer la porte ; j'entre dans la chambre, hors d'haleine, je jette la Bible sur la table.


Jean-Jacques ROUSSEAU, Emile.

(1) Il s'agit ici d'un pasteur protestant, "le temple" étant le lieu du culte.
(2) Sorte de tribune élevée d'où le pasteur s'adresse aux fidèles qui assistent à l'office religieux.
(3) Les anciens Romains étaient connus par leur "fermeté", c'est-à-dire leur assurance, leur courage. Ici le narrateur plaisante.



I - GRAMMAIRE


1) "Je fus saisi d'une terreur qui me fit dresser les cheveux ; je rétrograde"
Identifiez les temps employés dans cette phrase et expliquez le changement.

2) "Je partis sans lumière ; si j'en avais eu, ç'aurait peut-être été pis encore. Il fallait passer par le cimetière"
Vous relierez ces deux phrases par un lien de coordination ou de subordination qui mettra en valeur un lien logique que vous préciserez.

3) "[il] me dit d'aller chercher dans la chaire la Bible qu'on y avait laissée"
Rapportez ces paroles au discours direct (style direct).


II - VOCABULAIRE


1) Citez deux mots de la famille de "vanteries", qui éclairent le sens de ce terme.

2) Employez le verbe "embarrasser" dans une phrase où il aura un autre sens que dans le passage "je m'embarrassai dans les bancs".

3) Que signifie l'adjectif "poltron" dans le passage "Bernard était ... poltron", appliqué au cousin ? Trouvez son antonyme dans le texte.
A qui est-il appliqué ?
Expliquez ce changement de la part du narrateur.


III - COMPREHENSION


1) D'après vous, pourquoi le narrateur dit-il "je n'étais qu'un pauvre orphelin" ?

2) Comment M. Lambercier d'une part, et Mlle Lambercier d'autre part, se comportent-ils à l'égard de l'enfant ?

3) "ç'aurait peut-être été pis encore" : expliquez pourquoi.

4) De "En ouvrant la porte, j'entendis à la voûte" jusqu'à la fin du texte, quels sont les sentiments successifs du narrateur ?

LE CORRIGÉ

I - GRAMMAIRE


1) "Je fus saisi" et "fit" sont des verbes au passé simple, "je rétrograde" est au présent.

- Les passés simples présentent l'action comme achevée, temps du récit décrivant l'action dans son aspect ponctuel.
- Le présent est ici un présent de narration, qui rend l'action plus vivante en la situant dans le présent du narrateur et du lecteur, provoquant un effet de rupture.

2) En reliant les deux phrases par un lien de coordination on obtient :
"Je partis sans lumière ; si j'en avais eu, ç'aurait peut-être été pis encore car il fallait passer par le cimetière".

En reliant par un lien de subordination :
"Je partis sans lumière ; si j'en avais eu, ç’aurait peut-être été pis encore parce qu'il fallait passer par le cimetière".

Dans les deux cas, le lien logique est la cause.

3) "[il] me dit d'aller chercher dans la chaire la Bible qu'on y avait laissée" donne au discours direct :
Il me dit : "Allez (ou va) chercher dans la chaire la Bible qu'on y a laissée."


II - VOCABULAIRE


1) Mots de la famille de "vanteries"

- Le verbe "vanter" ou "se vanter", signifiant "exagérer ses mérites ou déformer la vérité par vanité, tirer vanité, se glorifier de quelque chose".
- L'adjectif "vantard" : "qui a l'habitude de se vanter".
- Le substantif "vantardise" : "caractère ou propos de vantard".

"Vanteries" représente les propos peu modestes du narrateur, qui prétend être courageux et n'avoir peur de rien.

2) Dans le texte, le verbe "embarrasser" a le sens de "s'empêtrer, se prendre dans".
Il peut aussi avoir le sens de "s'encombrer" : "je me suis embarrassé inutilement de mon parapluie".
Ou de "se soucier de, tenir compte exagérément de" : "je ne m'embarrasse pas de scrupules".

3) L'adjectif "poltron" signifie "qui manque de courage". Les synonymes en sont "lâche, peureux, couard, pusillanime."

Son antonyme dans le texte est "intrépide", dans le dernier paragraphe. Il est appliqué au cousin. L'emploi est ici ironique.

On pouvait accepter aussi l'idée que Rousseau, vexé d'avoir eu peur, considère son cousin comme plus courageux, ce qui le pique au vif et le pousse à aller chercher très rapidement et sans hésiter la Bible.


III - COMPREHENSION


1) Le narrateur dit "je n'étais qu'un pauvre orphelin" parce qu'il se compare à son cousin plus riche que lui et mieux traité que lui ("en héritier") par les Lambercier.
De plus, Rousseau est effectivement orphelin de mère et se trouve éloigné de son père.
Il a donc le sentiment d'être seul au monde, abandonné.

L'adjectif "pauvre" revêt le sens de "misérable" au plan financier mais aussi affectif.

2) M. Lambercier est agacé par Rousseau : "ennuyé de mes vanteries".
Il cherche à le corriger en le mettant à l'épreuve dans l'anecdote de la Bible.
Il est autoritaire : "il me dit d'aller chercher".
Il est moqueur à l'égard de l'enfant : "de grands éclats de rire".
Cependant, il est prêt à l'aider quand il considère que la comédie a assez duré : "se disposer à me venir chercher".
Il présente donc un mélange d'autorité et de grande bienveillance.

Mlle Lambercier s'inquiète, elle prend l'affaire très au sérieux et ne partage pas la moquerie de M. Lambercier.
Elle a un rapport presque maternel avec l'enfant : "j'entends Mlle Lambercier s'inquiéter de moi".

3) "ç'aurait peut-être été pis encore" si Rousseau avait eu de la lumière car il aurait vu des choses qui l'auraient davantage effrayé, notamment lors de la traversée du cimetière.
Dans le noir, sans rien discerner, il est plus à l'aise ("je le traversai gaillardement").

4) Sentiments successifs du narrateur :

- Doute : "qui commença d'ébranler ma fermeté romaine".
- Peur : "terreur qui me fit dresser les cheveux".
- Lâcheté : " je rétrograde, je me mets à fuir tout tremblant".
- Honte : "honteux de ma frayeur".
- Volonté et détermination : "revins sur mes pas, franchis brusquement la porte, j'entre".
- Confusion et désarroi : "la frayeur me reprit, je perdis la tête, je cherchai longtemps, je m'embarrassai, je ne savais plus où j'étais et ne pouvant trouver".
- Conscient de ses limites et de sa lâcheté : "bien résolu de n'y jamais rentrer seul qu'en plein jour".
- Vexé : "je les prends pour moi d'avance".
- Gêné par rapport aux Lambercier : "confus de m'y voir exposé".
- Fautif : "j'hésite à ouvrir la porte".
- Motivé par la peur d'être inférieur à son cousin, donc orgueilleux et cédant à son amour-propre qui surpasse sa peur : "toutes mes frayeurs cessent, je cours, je vole, je m'élance, dans trois sauts".
- Fier de lui d'avoir accompli sa "mission" : "j'entre dans la chambre, hors d'haleine, je jette la Bible sur la table".

Finalement, la leçon tourne à son avantage : considéré comme un vantard à corriger au début du texte, il acquiert en conclusion le statut d'être courageux, illustré par son geste presque arrogant : "je jette la Bible sur la table".

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