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Annales gratuites Bac L : Renoir : mélange des tons

Le sujet  2000 - Bac L - Littérature - Question Imprimer le sujet
LE SUJET

Le mélange des genres a déconcerté le public lors de la sortie du film La Règle du jeu.
Avez-vous eu la même réaction ?

LE CORRIGÉ

I - FICHE SIGNALETIQUE

La formulation du sujet a pu déconcerter le candidat. En effet :
1) On vous demande d'exprimer une réaction personnelle par rapport à certains aspects du film, ce qui est original en comparaison des libellés des années antérieures.

2) Le mot "genre" est ici utilisé au sens usuel plus large qui correspond en littéraire à "ton" ou "registre" et concerne les sous-genres du théâtre.

II - PREMIERES IMPRESSIONS DU PROFESSEUR

Sous une présentation plutôt anodine se dissimule un sujet sérieux, celui du mélange des "genres" et de sa réception par le public. Il est évident que son traitement va suggérer des pistes de réflexion et non proposer un corrigé. En effet le candidat doit s'impliquer personnellement dans sa réponse.

III - CONNAISSANCES REQUISES

L'étude de la tradition littéraire a dû familiariser les candidats avec cette question récurrente des "genres" de leur pureté ou de leur mélange.

IV - TRAITEMENT POSSIBLE DU SUJET

Pour la promotion du film dans la presse en 1939, un des slogans était "un drame gai", et sur le carton III du générique, le genre indiqué sous le titre était : "Fantaisie dramatique". C'est dire que Renoir avait délibérément placé son œuvre cinématographique sous le signe du mélange des genres - et ici des genres littéraires puisque les termes renvoient au théâtre : drame et comédie. En effet, on peut considérer que la Règle du Jeu est aussi une tragédie. Il faut se souvenir que Shakespeare est l'un des maîtres de Renoir, comme Molière, dont les "comédies" comme Dom Juan, se terminent dramatiquement.

A - UNE APPROCHE DES GENRES

Le film commence plutôt dans le registre de la comédie de boulevard, avec un imbroglio sentimental : la femme, le mari, l'amant, la maîtresse. Le parallélisme des relations maîtres-valets renvoie lui aussi à la comédie (Beaumarchais, Marivaux). Les personnages relèvent d'une typologie qui s'apparente à la farce - Octave lui-même reprend la figure du bouffon que l'on trouve chez Musset - et cela est manifeste lors de la fête à la Colinière : pas de psychologie chez les invités, des "types" et des courses-poursuites qui ramènent aux origines du cinéma lorsqu'il n'était encore souvent que du théâtre filmé (Max Linder, Chaplin, Keaton), ou du "grand guignol". Cet aspect de l'œuvre met en place un dispositif anti-naturaliste qui fait que le spectateur ne peut s'identifier à aucun d'entre eux et repousse les effets émotionnels de la tonalité dramatique.

Le drame lui, en effet, suscite des émotions ; nous sommes sensibles aux souffrances d'Octave et de Schumacher. Il repose sur un enchaînement rapide d'événements qui sont initiés par certains personnages : ainsi le personnage de Lisette en lutinant avec Octave puis Marceau, déclenche le désir et la violence, entraîne la jalousie de son époux et participe de la mise à mort finale. Le film de Renoir ne renvoie pas au drame moralisateur du XVIIIe siècle mais bien plutôt à celui de Victor Hugo, dans Ruy Blas, par exemple. Décalage social, décalage des sentiments. Jurieux espère conquérir Christine mais ils n'appartiennent pas à la même classe sociale et l'entreprise est vouée à l'échec, comme celle de Ruy Blas amoureux de la Reine.

Pourtant, comment ne pas voir dans La Règle du Jeu une tragédie ? Jurieux semble la victime d'un sacrifice vers lequel son destin le conduit : héros moderne, presque un demi-dieu, il en a la pureté, comme le disait Renoir : "Jurieux, c'était l'innocent.". Octave est le médiateur qui ramène sans cesse inéluctablement Jurieux vers son destin fatal : c'est lui qui obtient l'invitation, qui insiste pour qu'il reste à la Colinière (126), qui l'envoie rejoindre Christine (313). En fait, Jurieux est la victime (comme dans la tragédie classique) d'un acte collectif : tous reportent sur lui une violence consensuelle (Schumacher, Marceau) (cf 329).

B - CE MELANGE EST-IL DECONCERTANT ?

Les Caprices de Marianne, dont Renoir s'est librement inspiré, mêle la comédie au tragique, l'ironie et le désespoir. Dans La Règle du Jeu, les ruptures de ton (Octave peut être grotesque dans sa peau d'ours, et pathétique dans son désespoir d'artiste raté) ballottent le spectateur entre le rire et la compassion : l'ambiguïté générique qui rend La Règle du Jeu difficile à classer permet de laisser au spectateur une liberté d'interprétation et de réception exceptionnelles : tel verra une badinerie légère, un "marivaudage" avec le jeu des triangles amoureux ; tel autre, suivant les jalons de la tentative de suicide de Jurieux, le massacre de la chasse et le meurtre de Jurieux, y verra une tragédie ; tel autre, enfin, pourra y lire un drame social, observant les jeux conflictuels des classes sociales, sur fond de menace de guerre, un jeu social pipé dès les premiers plans. Le montage imbriqué des différents registres permet à chacun de lire "sa" Règle du Jeu.

Plutôt que d'être déconcerté, n'est-on pas plutôt séduit par la richesse de sens de cette œuvre qui découle de ce mélange des genres ?

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