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Annales gratuites Bac 1ère ES : Texte de La Bruyère

Le sujet  2007 - Bac 1ère ES - Français - Commentaire littéraire Imprimer le sujet
Avis du professeur :

Le commentaire d'un texte de La Bruyère qui est à la fois une satire et une caricature suppose une bonne compréhension du français classique.
Le texte dans ses grandes lignes était facile à comprendre. Dans le détail, c'était plus délicat, et le plan n'était pas si aisé à dégager.

LE SUJET


TEXTE A - Jean de La Bruyère, Les Caractères, "De l'homme"

     Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s'ils
     n'étaient point. Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle
     de deux autres ; il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie ; il se rend
     maître du plat, et fait son propre1 de chaque service : il ne s'attache à aucun des mets, qu'il
  5  n'ait achevé d'essayer de tous ; il voudrait pouvoir les savourer tous tout à la fois. Il ne se
     sert à table que de ses mains ; il manie les viandes2, les remanie, démembre, déchire, et en use
     de manière qu'il faut que les conviés, s'ils veulent manger, mangent ses restes. Il ne leur
     épargne aucune de ces malpropretés dégoûtantes, capables d'ôter l'appétit aux plus affamés ;
     le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe ; s'il enlève un ragoût de dessus un
10  plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe ; on le suit à la trace. Il mange
     haut3 et avec grand bruit ; il roule les yeux en mangeant ; la table est pour lui un râtelier4 ; il
     écure5 ses dents, et il continue à manger. Il se fait, quelque part où il se trouve, une manière
     d'établissement6, et ne souffre pas d'être plus pressé7 au sermon ou au théâtre que dans sa
     chambre. Il n'y a dans un carrosse que les places du fond qui lui conviennent ; dans toute
15  autre, si on veut l'en croire, il pâlit et tombe en faiblesse. S'il fait un voyage avec plusieurs, il
     les prévient8 dans les hôtelleries, et il sait toujours se conserver dans la meilleure chambre le
     meilleur lit. Il tourne tout à son usage ; ses valets, ceux d'autrui, courent dans le même temps
     pour son service. Tout ce qu'il trouve sous sa main lui est propre, hardes9, équipages10. Il
     embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connaît de
20  maux que les siens, que sa réplétion11 et sa bile, ne pleure point la mort des autres,
     n'appréhende que la sienne, qu'il rachèterait volontiers de l'extinction du genre humain.

1 son propre : sa propriété.
2 viandes : se dit pour toute espèce de nourriture.
3 manger haut : manger bruyamment, en se faisant remarquer.
4 râtelier : assemblage de barreaux contenant le fourrage du bétail.
5 écurer : se curer.
6 une manière d'établissement : il fait comme s'il état chez lui.
7 pressé : serré dans la foule.
8 prévenir : devancer.
9 hardes : bagages.
10 équipage : tout ce qui est nécessaire pour voyager (chevaux, carrosses, habits, etc.).
11 réplétion : surcharge d'aliments dans l'appareil digestif.

 

Commentaire (16 points)
Vous commenterez le texte de La Bruyère (texte A).

LE CORRIGÉ


I - L'ANALYSE ET LES DIFFICULTES DU SUJET

Sujet

Contraintes

● Vous ferez le commentaire de l'extrait de La Bruyère

Contrainte explicite :
le commentaire d’un extrait des
Caractères de La Bruyère.

Contraintes implicites : il convient de montrer :
- son habileté à commenter, en organisant une réflexion sur un texte qui permette d’en révéler la signification profonde, en s’appuyant sur des exemples ;
- que le texte a une visée argumentative, puisque c'est l'objet d'étude du sujet. Aidez-vous de votre travail sur la question.


Caractéristiques générales du texte attendu :

● Il s'agit de produire un commentaire composé, qui prenne non pas la forme d’une explication de texte, comme à l’oral de français, et encore moins d’une paraphrase ou d’un récit reprenant le texte.
● Ce commentaire doit prendre la forme de la dissertation littéraire, être écrit comme un essai.
● Aucune remarque sur la forme du texte à étudier ne doit faire l’objet d’une analyse ou d’un développement à part, sans relation avec la signification de l’œuvre.
● Aucune allusion aux textes du corpus, aucune comparaison n’est demandée, ni souhaitable, sauf s’il apparaissait clairement que l’auteur n’a écrit ce texte qu’en réaction ou après avoir lu les textes antérieurs, qui figurent dans le corpus.

 

II - LES DIFFERENTS TYPES DE PLANS POSSIBLES

Par un plan analytique, c'est celui que nous proposons :

1. la technique du portrait : comment La Bruyère s'y prend pour que nous nous représentions bien Gnathon ;
2.
la fonction de ce portrait : que cherche à dénoncer La Bruyère ?

Par un plan descriptif, c'est peut-être celui auquel beaucoup d'entre vous vont penser :

1. le comportement, le portrait en acte (attention à ne pas parler de portrait physique : on n'en a pas ici) ;
2.
le caractère ;
3.
mais il faudrait forcément ajouter une partie sur la fonction satirique (donc cette partie rejoindrait le plan analytique) en se demandant ce que représente ce personnage.

Le risque de ce plan est de se répéter car la dénonciation est contenue dans la peinture du caractère. C'est aussi de voir des éléments qui ne sont pas vraiment dans le texte : portrait physique ou même portrait moral. Au fond, La Bruyère ne fait que décrire le comportement de Gnathon. A nous d'en déduire son défaut de caractère.

 

III - LES PISTES DE REPONSES

PREMIeRE PARTIE : LA TECHNIQUE DU PORTRAIT

1. Un portrait vivant et en mouvement :

La Bruyère dresse le portrait d'un homme en action, nous le voyons vivre sous nos yeux (noter dès la première phrase l'utilisation du verbe "vivre" : "Gnathon ne vit que pour soi"). On pourrait parler de portrait saisi au vif, c'est-à-dire en action, en mouvement. Plusieurs indices le montrent :

– l'utilisation du présent tout au long du texte : présent à la fois de narration et de description (dans les deux cas, le présent nous donne à voir, sous nos yeux mêmes, le personnage).

l'accumulation des verbes, et notamment des verbes d'action : "il manie les viandes, les remanie, démembre, déchire" (l.6), "il écure ses dents, il continue à manger" (l. 12).

– on l'observe dans plusieurs situations de la vie quotidienne : à table (l.2 à 12) ; ensuite "quelque part où il se trouve" : "au sermon" (c'est-à-dire à l'église), "au théâtre","dans sa chambre", "dans un carrosse", en "voyage avec plusieurs", "dans les hôtelleries". C'est comme si on suivait son emploi du temps.

– si la plupart du temps, le portraitiste est extérieur au personnage, il lui arrive parfois de restituer ses pensées en focalisation interne : "il voudrait pouvoir les savourer tous" (l. 5), "il oublie " (l. 3), "et ne souffre pas" (l. 13 au sens : il ne supporte pas). Non contents de le voir agir, nous savons donc ce qu'il pense.

– l'écriture sert ce portrait en mouvement. Les phrases sont courtes pour la plupart. La Bruyère ne les relie presque jamais entre elles (on peut parler d'effet de parataxe). L'impression produite est celle de la rapidité : comme si l'écrivain croquait le personnage en quelques traits rapides et sûrs.

L'effet sur le lecteur est évidemment de rendre ce portrait plus réel. Le texte en devient plus accessible, plus lisible.

2. Un portrait caricatural

Ce portrait a une autre caractéristique : il est exagéré et tend à la caricature. Comme un dessinateur, La Bruyère trace des traits insistants, appuyés. Là encore, on peut relever plusieurs indices :

– les hyperboles : à table, Gnathon "occupe lui seul" la place "de deux autres". Il se comporte comme un glouton répugnant et sans gêne : "s'il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe" (l. 9-10) ; "il mange haut est avec grand bruit" (l. 11) ; "le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe" (l. 9).

– les oppositions servent aussi la caricature. Gnathon dévore tout, pendant que "les conviés, s'ils veulent manger, mangent ses restes" (l. 7). Son comportement est tellement répugnant qu'il est capable "d'ôter l'appétit aux plus affamés" (l. 8). Enfin, "il ne pleure point la mort des autres, n'appréhende que la sienne".

– certaines répétitions : "il sait toujours se conserver dans la meilleure chambre le meilleur lit", "ne se contraint pour personne, ne craint personne".

– les images : "la table est pour lui un ratelier" métaphorise Gnathon en un animal de ferme qui mange son fourrage (cf. note) !

– le nom même de Gnathon désigne en grec la mâchoire (mais vous n'êtes pas censé le savoir…).

L'effet sur le lecteur est évidemment comique.

Conclusion de cette première partie : La Bruyère est particulièrement habile, il séduit le lecteur par sa vivacité et son humour. Sans doute est-ce une façon de mieux nous préparer à la réflexion…

Transition

On devine que cette technique du portrait a une intention précise. La caricature tend en général à dénoncer. Il faut donc se demander quelles cibles vise La Bruyère.

DEUXIeME PARTIE : LA FONCTION DE CE PORTRAIT

1. La critique d'un caractère

Il ne faut pas oublier le titre de l'œuvre, Les Caractères. La Bruyère ne cite jamais explicitement le trait de caractère qu'il veut ici critiquer. Mais il nous donne plusieurs indices pour le déduire nous-mêmes de son portrait. Le trait dominant est ainsi suggéré dès le début :

- la première phrase est une périphrase pour définir l'égoïsme : "Gnathon ne vit que pour soi". On retrouve cet égoïsme dans les situations évoquées ensuite : "il tourne tout à son usage" (l. 17) ; ou encore "tout ce qu'il trouve sous la main lui est propre, hardes, équipages"(l. 17). "Soi", "à son égard", "lui seul", "manière d'établissement", "pour lui", "fait son propre", "son usage, "propre" sont des termes qui expriment tous l'égoïsme.

Mais ce qui est intéressant est que La Bruyère approfondit la peinture de ce caractère en en montrant les conséquences et les dangers :

l'absence de savoir vivre. Gnathon ne respecte ni les autres, ni les règles élémentaires de la vie en société : "malpropretés dégoûtantes capables d'ôter l'appétit aux plus affamés" (l. 8), "il ne se sert à table que de ses mains" (l. 6).

–le mépris des autres : "tous les hommes ensemble sont à son égard comme s'ils n'étaient point" ; il "rachèterait volontiers" sa propre mort "de l'extinction du genre humain". Ainsi, à deux endroits stratégiques du texte, l'incipit et la conclusion, l'auteur insiste sur le même trait : pour Gnathon, les autres n'existent pas.

l'absence de compassion, voire la cruauté : il "ne plaint personne", "ne pleure point la mort des autres" montre un personnage sans cœur.

– enfin, on devine une forme d'hypocrisie, lorsque, pour conserver dans un carrosse la place du fond, il fait croire que sinon "il pâlit et tombe en faiblesse". Image très éloignée du glouton qu'on a vu précédemment ! Tout comme l'est celle, d'ailleurs, de l'hypocondriaque (un malade imaginaire) qui ne connaît que "sa réplétion et sa bile" De même, il agit en sournois pour avoir la meilleure chambre : "s'il fait un voyage à plusieurs, il les prévient dans les hôtelleries".

2. Faire réfléchir le lecteur

Plusieurs autres perspectives sont proposées au lecteur, mais de façon implicite :

– A travers Gnathon, La Bruyère dénonce peut-être aussi le comportement sans gêne de ceux qui ont de l'argent. Les "mets" que le personnage dévore à table pourraient être la métaphore des richesses non partagées. Les autres doivent se contenter de "restes". Le texte contiendrait donc une part de satire sociale et nous inviterait à réfléchir sur les inégalités sociales (c'est ainsi, aussi qu'il se rattacherait au corpus). Mais cette satire est plus manifeste dans d'autres livres des Caractères, comme "De la cour et des grands" par exemple.

– l'essentiel est de percevoir la marge de liberté qui nous est laissée. La Bruyère ne donne pas les clés d'interprétation. Il se contente d'observer et d'orienter notre regard. Ainsi, il semble se manifester dans certaines remarques : "on le suit à la trace" (l. 10), "si on veut l'en croire" (l. 15). Mais le "on" peut désigner tout autant le "je" que n'importe quelle personne côtoyant le personnage, et même le lecteur. Nous sommes ainsi invités à participer à l'élaboration du portrait.

 

Conclusion

Le texte est intéressant pour plusieurs raisons :

– la peinture approfondie d'un caractère qu'on devine aisément lié à une certaine classe sociale : la richesse s'accompagne d'égoïsme, l'égoïsme de mépris et de cruauté.

– la capacité de l'écrivain à croquer en quelques lignes un portrait à la fois drôle, incisif, réaliste, vivant, et riche de significations. Il est normal que La Bruyère ait inspiré les autres écrivains. Parmi eux, citons Molière qui aurait pu s'inspirer de la haine du genre humain manifestée par Gnathon pour créer son personnage d'Alceste dans le Misanthrope.

– enfin, il nous montre que le portrait est un genre qui peut servir une visée argumentative. Il rejoint ainsi toutes les autres formes littéraires susceptibles d'emporter l'adhésion du lecteur.

 

IV - LES FAUSSES PISTES

 Il ne fallait surtout pas :

● dissocier l'étude du fond et de la forme.
● se limiter à l'étude du caractère sans dégager la technique du portraitiste.

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