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Annales gratuites Brevet Série Collège : Texte de Georges Duhamel

Le sujet  1998 - Brevet Série Collège - Français - Questions Imprimer le sujet
LE SUJET

(Parce qu'il pleuvait, le narrateur est entré par hasard dans une salle de cinéma)


Je commençais à m'ennuyer ferme, à maudire ma faiblesse, la pluie, le cinéma, l'immense sottise de tout et de tous. Et voilà qu'à ce moment l'image disparaît. Une âcre odeur chimique se répand dans la salle et quelqu'un crie, sur les gradins : "Au feu !"

Avant d'aller plus loin, il faut que je fasse une parenthèse. Ce genre d'accidents est de ceux auxquels, toujours, je m'attends. J'y avais donc pensé mille et mille fois, réglant la conduite à tenir. Je serais calme et résigné. Je monterais sur un banc et crierais, dominant les clameurs de la foule : "Ne poussez pas. Ne craignez rien. Sortez en bon ordre. Tout le monde sera sauvé." Je devais - encore mon programme - attendre avec le plus grand sang-froid, contenir les brutes, protéger les femmes, me porter aux points dangereux, me dévouer, sortir après tous les autres ou périr dans la fumée. Voilà comme, depuis longtemps, j'avais arrangé les choses dans ma tête. Bon ! Revenons aux faits.

A peine eus-je entendu le cri, je fis, par-dessus les banquettes, un bond dont je ne me serais jamais cru capable. Ce bond, il me parut que tous les gens des derniers gradins l'avaient fait en même temps que moi. L'obscurité n'était pas totale : quelques petites lampes de secours, disposées de place en place, versaient sur la multitude une lueur de mauvais rêve. Un énorme cri confus s'éleva, comme une tornade, et je m'entendis crier, avec les autres, plus fort que les autres, des paroles incohérentes : "Sortez ! Sortez donc ! plus vite ! Poussez ! Poussez !" Je ne peux dire exactement ce qui se passa pendant les minutes qui suivirent. Quelques souvenirs farouches : je trébuche dans un escalier, je perds mes lunettes, j'enfonce mes coudes et mes genoux dans une épaisse pâte humaine, j'écarte, des deux poings, un visage obscur qui me mord, je marche sur quelque chose de mou, j'aperçois devant moi, portant un gosse à bout de bras, une femme qui pleure. Mais j'avance, à n'en pas douter, j'avance ; je suis porté de couloir en couloir et, tout d'un coup, l'air, humide et chaud, l'air du dehors, le trottoir gras, une foule qui fuse et prend la course. Une vieille dame qui appelle : "Henri ! Henri !"

Je pris ma course, comme les autres. La perte de mes lunettes m'avait presque ébloui. Je ne saurais dire, aujourd'hui, combien de temps je courus et par quelles rues je passai. Je repris mon allure normale sur un boulevard fort calme où quelques passants attardés me regardaient curieusement. Je n'avais plus de chapeau. J'étais griffé, courbatu, mes vêtements déchirés.

Je rentrai chez moi, [...] tout tremblant. Non plus la peur : le désespoir. Le lendemain, j'ouvris le journal comme peut le faire un malfaiteur qui craint d'y trouver son portrait. Quelques lignes, dans un coin. J'eus bien du mal à les découvrir. Rien de grave, somme toute : quatre ou cinq blessés. Une simple bousculade.

Mais moi, moi, moi ? Quelle chute ! Quel déshonneur ! Et quelle sentence !


Georges DUHAMEL, Journal de Salavin, 15 octobre, Mercure de France - éditeur.



I - LA FOULE


1) "Ce bond, il me parut que tous les gens des derniers gradins l'avaient fait..."

a) Que remplace "l'" ?

b) Sans modifier le sens de la phrase, récrivez-la en adoptant un ordre de mots différent.

c) Quel est l'effet produit par la formulation du texte ?

2) "Pâte humaine"

a) De quelle figure s'agit-il ? Quelle vision donne-t-elle de la foule ?

b) Quelles autres expressions confortent cette vision ? Citez-en au moins cinq.

3) Quelles sont les manifestations de la panique de la foule dans le passage allant de "A peine eus-je entendu" à "une vieille dame qui appelle : Henri ! Henri".
Justifiez votre réponse en citant le texte.

4) a) Proposez un complément d'agent pour le verbe "je suis porté".

b) Réécrivez la proposition à la forme active.


II - LE PERSONNAGE NARRATEUR


1) "Je trébuche dans un escalier" ; "je ne peux dire exactement... suivirent"

a) Quelle est la valeur de chacun des deux présents ?

b) A quels moments différents renvoient-ils ?

2) a) Relevez le champ lexical de l'héroïsme dans les lignes allant de "Je serais calme" à "aux faits".

b) Comparez les deux passages au discours direct dans "Ne poussez pas... sera sauvé" et "Sortez !... Poussez !"
Que constatez-vous ?

c) Qu'en déduisez-vous quant au comportement du personnage pendant l'incendie ? (Appuyez-vous sur vos réponses aux questions 2a) et 2b)

3) Expliquez l'expression "je m'entendis crier".

4) "Non plus la peur : le désespoir" : réécrivez la phrase en remplaçant le signe de ponctuation par un mot de liaison qui en éclaire le sens.

5) Quels sont les sentiments du narrateur dans le passage allant de "Je rentrai chez moi" à "Et quelle sentence !"

6) Quelle vision le journal donne-t-il de l'événement ? Justifiez votre réponse en citant le texte.

7) Expliquez dans le texte les termes "chute" et "sentence".

8) Quel effet la lecture du journal a-t-elle sur le narrateur ?

LE CORRIGÉ

I - LA FOULE

1) a) "l'" remplace "ce bond".

b) Il me parut que tous les gens avaient fait ce bond en même temps que moi.

c) Le fait de placer "ce bond" en début de phrase est un procédé de mise en valeur ou de mise en relief qui permet de faire ressortir le fait que "ces gens" agissent ensemble, adoptent un mouvement unique, le "bond".

2) a) La foule est comparée à une "pâte", c'est une métaphore.
Cela permet de donner l'impression qu'elle est un tout homogène, compact, dans lequel se diluent les individus.
C'est comme un océan dans lequel chacun se débat pour ne pas sombrer.

b) "Tous les gens... en même temps", "la multitude", "un énorme cri confus", "comme une tornade", "les autres", "un visage obscur", "quelque chose de mou", "une foule".

3) La foule commence par pousser un "cri" puis par essayer de fuir en faisant un "bond" par-dessus les banquettes.
Le "cri" redouble et s'étend ("un énorme cri confus"), les gens se mettent à crier à ceux qui se trouvent devant eux "sortez".
Le narrateur crie "plus fort que les autres".

La foule devient agressive ("un visage obscur qui me mord") et se presse telle une "pâte humaine" vers la sortie, elle "avance", elle "fuse" sur le trottoir.
Puis on "prend la course".

En résumé, les manifestations de panique de la foule sont :

- des mouvements incontrôlés
- des cris
- de l'agressivité

4) a) Je suis porté par le flot humain.
b) Le flot me porte.


II - LE PERSONNAGE NARRATEUR

1) a) "Je trébuche" est un présent de narration, tandis que "je ne peux dire" est un présent d'énonciation (on admettra "d'actualité").

b) Le premier renvoie au moment de l'incident, tandis que le second renvoie au moment où le narrateur décrit l'incident dont il a gardé le souvenir.

2) a) On acceptera l'extension de la notion de champ lexical à celle de réseau lexical :
"calme... dominant... avec le plus grand sang-froid... contenir les brutes, protéger les femmes, me porter aux points dangereux, me dévouer, sortir après les autres ou périr...".

b) En comparant les deux passages au style direct, on constate : la reprise des mêmes verbes ("poussez", "sortez") au même mode mais les injonctions sont contradictoires.

c) On peut en déduire que le narrateur est en contradiction avec lui-même. Le scénario, fruit de son imagination, n’est pas en adéquation avec les faits réels. La réalité reprend le dessus, il n’est plus un héros.

3) "Je m'entendis crier" est une formule qui permet au narrateur de faire comprendre qu'il n'est plus lui-même, que son instinct qui le porte à crier, à piétiner, à s'enfuir, se distingue clairement de sa conscience qui assiste, impuissante mais lucide, au spectacle de cette débandade.

4) "Non plus la peur, mais le désespoir".

5) Le narrateur éprouve des sentiments de culpabilité ("j'ouvris le journal comme un malfaiteur"), de honte (il "craint d'y trouver son portrait") et de "désespoir".

6) Le journal, qui se contente de relater les faits en "quelques lignes, dans un coin", ne s'arrête que sur le compte des blessés, "quatre ou cinq", et réduit l'incident à quelque chose de dérisoire, "une simple bousculade".

7) a) "Chute" a ici deux sens sur lesquels joue Georges Duhamel :

- La chute est la fin d'une histoire, et c'est souvent la fin qui révèle le sens de celle-là. Le narrateur prend la mesure de sa lâcheté à travers la lecture du journal.

- La chute a aussi le sens de déchéance. Le narrateur tombe de très haut. Il se croyait capable de courage et d'héroïsme et il découvre qu'il n'est qu'un lâche. Peut-être était-ce le sens le plus important dans ce texte .

b) "Sentence" a ici le sens de jugement accusateur sur soi. Le narrateur se sent "condamné" par l'article de journal.

8) Il y a une distance énorme entre :

- Ce que le narrateur a vécu puisque, sur le moment, fuir lui semblait une question de vie ou de mort et qu'il ne pouvait plus se maîtriser.
- Et la réalité dérisoire : "une simple bousculade".

A l'effet de surprise s'ajoute la prise de conscience de sa faiblesse, de son manque de maîtrise de soi, le dégoût de soi-même ainsi que les sentiments développés en réponse à la question 5.

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