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Annales gratuites Brevet Série Collège : Texte de Henry Verneuil

Le sujet  1998 - Brevet Série Collège - Français - Questions Imprimer le sujet
LE SUJET

(Au début du siècle, le narrateur, ses parents et ses tantes [Kayané et Anna] ont fui l'Arménie en guerre et viennent d'arriver à Marseille. Ils ne parlent pas le français. Ils ont loué une chambre meublée au dernier étage d'un immeuble et doivent partager la cuisine avec une autre famille, locataire au même étage.
Anna s'apprête à faire cuire le plat principal)


Elle (1) disparut dans le couloir de la cuisine, mais elle revint très vite avec son plat.
"Les locataires d'en face sont en train de dîner devant le fourneau. Je n'ai pas voulu les déranger."

Il était pourtant bien convenu que nous devions nous servir de cette cuisine à tour de rôle, le temps de la cuisson, puis prendre nos repas dans nos chambres. Mais, le couple et leur petit garçon, seuls locataires de l'étage avant notre arrivée, avaient pris des habitudes et n'avaient pas l'intention d'en changer. Ils s'étaient annexé une pièce de plus, à leur usage exclusif.

Par deux fois, Kayané puis Anna, timides, souriantes, s'étaient présentées devant la porte de la cuisine avec leur plat. Vissés sur leurs chaises, accoudés à la table qui dressait un barrage devant le fourneau, ils ne bougeaient pas. Leur dîner était terminé depuis longtemps et l'homme tirait de sa cigarette de larges volutes de fumée qu'il soufflait vers le plafond en un geste provocateur.

Nous attendîmes patiemment encore un long moment, silencieux, accablés devant ce mur de ciment armé de la bêtise inébranlable que nul ne peut attaquer sans se briser contre elle. Mon père risqua une dernière tentative.

Dès notre arrivée dans cette ville, ma mère nous avait appris trois expressions : "S'il vous plaît", "Pardon", "Merci beaucoup".

Mon père débita d'un seul trait les trois à la fois, en tendant son plat vers le fourneau.

Ce geste déclencha un hurlement inhumain qui me pétrifia.

Conscient de la démesure de sa colère imbécile, l'homme martelait de son poing la table pour ponctuer son délire verbal. Il forçait sa voix, la grossissait, la multipliait, la cassait pour la rendre plus crédible. Par la porte ouverte, je voyais mon père devant la cuisine, tenant son plat des deux mains. Il hocha la tête plusieurs fois en signe d'impuissance, puis il se retourna pour regagner notre chambre.

Définitivement rassuré qu'on n'en viendrait pas aux mains, l'homme apparut sur le palier. La trentaine, chauve, les yeux globuleux, petit, râblé, il portait un tricot de corps sur un pantalon de pyjama. Il continua à vociférer des mots qui n'avaient aucun sens pour nous. Mais son index pointé vers le sol, puis désignant les escaliers, nous fit comprendre clairement qu'il était chez lui, en France, et que, si nous n'étions pas contents, nous pouvions, etc.

C'est sur cette dernière vision que notre porte se referma.

Comme à son habitude, mon père nous épargna ce soir-là les mots qui chantent des illusions perdues. Ces mots qui font l'amour avec la nostalgie et nous ouvrent les portes des larmes contenues. Ces mots qui pleurent, les pleurs qui parlent, qui besognent, vous harponnent, puis vous laissent comme des oiseaux empaillés.

A ces mots-drogues qui vous entraînent lentement vers la désespérance, il préférait les mots qui aident à garder vivant.

Il décida que nous achèterions, dès le lendemain, un de ces fourneaux à pétrole avec la petite pompe sur le côté que l'on actionne pour activer les premières flammes. Une table en bois blanc près du lavabo, une étagère dans l'angle, le tout isolé par notre paravent, nous assureraient notre indépendance culinaire.


Henri VERNEUIL, Mayrig, Robert Laffont, 1985,
Le Livre de poche,
chap. 5, p. 27 à 29.

(1) Il s'agit de tante Anna.



I - GRAMMAIRE


1) Donnez la fonction de :

- "volutes" ("l'homme tirait de sa cigarette de larges volutes de fumée")
- "d'un seul trait" ("mon père débita d'un seul trait")
- "mots-drogues" ("à ces mots-drogues qui...")

2) "Les locataires d'en face sont en train de dîner. Je n'ai pas voulu les déranger"

a) Indiquez le rapport logique qui unit ces deux phrases.

b) Mettez en évidence le lien logique établi dans une proposition subordonnée conjonctive (écrire la phrase complète).

3) Recopiez intégralement les propositions subordonnées de l'avant-dernière phrase ("Il décida ... flammes").
Pour chacune de ces propositions, donnez sa nature puis sa fonction.

4) A quel mode est le verbe "acheter" ("Il décida que nous achèterions").
Quelle est sa valeur ?


II - VOCABULAIRE


1) "Mon père débita d'un seul trait les trois à la fois"
Employez le verbe en gras avec un autre sens dans une phrase personnelle qui en précisera clairement la signification.

2) Les mots "qui vous entraînent lentement vers la désespérance" :

a) Quel est le préfixe utilisé pour former le nom en gras ?

b) Quel est son sens ?

c) Proposez deux mots formés avec le même préfixe.

3) Donnez deux synonymes de "pétrifia" ("un hurlement inhumain qui me pétrifia").

4) Expliquez les mots et expressions suivants dans le contexte :

a) "L'homme martelait de son poing la table pour ponctuer son délire verbal".

b) "Ces mots qui font l'amour avec la nostalgie".


III - COMPREHENSION


Les réponses doivent être rédigées.

1) "Vissés sur leurs chaises, accoudés à la table qui dressait un barrage devant le fourneau, ils ne bougeaient pas"

a) Quel est le champ lexical contenu dans cette phrase ?

b) En quoi est-il révélateur de l'état d'esprit des voisins ?

2) "Ce mur de ciment armé de la bêtise inébranlable"

a) Identifiez la figure de style contenue dans l'expression.

b) Expliquez cette expression sans réutiliser les mots qui la constituent.

3) Analysez l'attitude du père dans le passage allant de "Comme à son habitude" jusqu'à la fin.
Vous répondrez de manière organisée et en vous appuyant sur le texte.

LE CORRIGÉ

I - GRAMMAIRE


1) Fonction de :

- "volutes" : COD de "tirait"
- "d'un seul trait" : complément circonstanciel de manière de "débita"
- "mots-drogues" : COI de "préférait"

2) "Les locataires d'en face sont en train de dîner. Je n'ai pas voulu les déranger"

a) Le rapport logique qui unit les deux phrases est un rapport de causalité.

b) Exprimé par une subordonnée conjonctive, le lien logique devient :
Je n'ai pas voulu déranger les locataires d'en face parce qu'ils sont en train de dîner.

3) Les propositions subordonnées de l'avant-dernière phrase sont :

- "que nous achèterions, dès le lendemain, un de ces fourneaux à pétrole avec la petite pompe sur le côté"
Sa nature est : proposition subordonnée conjonctive.
Sa fonction est : COD du verbe "décida".

- "que l'on actionne pour activer les premières flammes"
Sa nature est : proposition subordonnée relative.
Sa fonction est : complément de l'antécédent "pompe".

4 - Le verbe "acheter" est au conditionnel. Il exprime un futur du passé.


II - VOCABULAIRE


1) Le verbe "débiter" peut signifier également "retirer, soustraire".
Ainsi dans la phrase : Ses journées d'absence ont été débitées de son salaire.

2) "La désespérance"

a) Le préfixe utilisé pour former le nom "désespérance" est : dés-

b) Ce préfixe a un sens négatif : "contraire de".

c) Deux mots formés avec le même préfixe peuvent être "désorientés", "déshabillés".

3) Deux synonymes de "pétrifia" peuvent être "glaça", "saisit"...

4) Explication de mots et expressions

a) Dans le contexte, "son délire verbal" signifie que l'homme tient un discours désordonné, continu et "imbécile".
C'est ce qu'exprime un peu plus loin le verbe "vociférer".

b) "La nostalgie" désigne dans le texte, comme dans son usage courant, le regret du passé.


III - COMPREHENSION


1) "Vissés sur leurs chaises … ils ne bougeaient pas"

a) Le champ lexical contenu dans la phrase "Vissés sur leurs chaises, accoudés à la table qui dressait un barrage devant le fourneau, ils ne bougeaient pas" est le champ lexical de l'immobilité.

b) Ce champ lexical témoigne bien de ce que les voisins n'ont pas l'intention de libérer la cuisine qu'ils occupent.
Ils ont en quelque sorte annexé ce territoire qu'ils devaient cependant partager.

2) "Ce mur de ciment armé de la bêtise inébranlable"

a) La figure de style contenue dans l'expression "ce mur de ciment armé de la bêtise inébranlable" est une métaphore.

b) L'obstination des voisins, que le narrateur considère comme des gens stupides que rien ne pourrait convaincre, est absolue. L'enfant et sa famille se heurtent à une hostilité totale contre laquelle ils ne peuvent rien.

3) Le père, face à la stupidité et à l'intolérance de ses voisins, refuse d'une part l'affrontement, d'autre part le discours larmoyant de la nostalgie : "mon père nous épargna ce soir-là les mots qui chantent les illusions perdues".
Il adopte une attitude positive en prenant la décision de quelques achats qui assureront à sa famille une "indépendance culinaire".

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