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Annales gratuites Brevet Série Collège : Texte de Jean Joubert

Le sujet  1998 - Brevet Série Collège - Français - Questions Imprimer le sujet
LE SUJET

C'est ce soir-là, me semble-t-il, que Man décida d'interroger les cartes.

Je dois dire que, depuis toujours, elles faisaient partie de notre vie. Dès qu'une difficulté surgissait ou que nous avions une décision à prendre, un voyage en perspective, un étranger à accueillir, ma mère allait chercher le paquet de cartes dans le tiroir du buffet. Elle les battait quelques secondes d'un air pensif, s'écriait : "On va bien voir ce qu'elles racontent !" puis elle s'asseyait sur le tapis, et, nous intimant le silence, elle les disposait devant elle dans un ordre savant.

C'était un jeu ancien, que mon grand-père avait, paraît-il, acheté à l'époque de la Seconde Guerre mondiale, et dont mon père avait hérité. Les figures en étaient naïves et fortement colorées. Sur le revers, au centre d'un damier, étaient représentés deux compas et deux équerres dont la disposition symétrique m'avait longtemps suggéré quelque requin, vu de face, la gueule ouverte. Il me semble les avoir encore sous les yeux. Lorsqu'on y posait les doigts, elles étaient légèrement poisseuses, et combien de fois, dans mon enfance, ne les ai-je pas reniflées, retrouvant alors une odeur un peu rance, qui était sans doute celle de la sueur de plusieurs générations.

Sur ces cartes, que nous utilisions aussi, Noémie (1) et moi, pour jouer à la bataille ou pour bâtir de fragiles châteaux, je risquerais, je le sens, d'être intarissable. Il me suffit de les évoquer pour que surgissent en masse les souvenirs. Elles ont été égarées par la suite, et, d'une certaine façon, je ne m'en suis pas consolé. Toutes ces choses familières sont comme imprégnées d'existence ; pour peu qu'elles disparaissent, j'y vois comme des signes de mort.

Ce soir-là donc, une fois le repas terminé, Man alla chercher ses cartes, s'installa sur le tapis, devant le feu, et elle commença le rite qui, vu les circonstances, ne manquait pas de gravité. Elle avait étalé sa large jupe autour d'elle, et, d'un geste qui lui était familier, rejeté ses cheveux sur sa nuque. Les flammes éclairaient son visage et le bras tendu vers le jeu qui se déployait devant elle. Mon père l'observait, immobile. Noémie, interrompant sa lecture, avait posé le livre sur ses genoux. On n'entendait que le léger bruit des cartes retournées, et parfois, dans l'âtre, le craquement d'une bûche.

D'abord Man ne dit rien, elle hoche la tête, puis elle murmure : "Je vois l'épreuve, encore l'épreuve... un retard... un grand obstacle... un drame, mais ailleurs... Pour nous, tout finit bien."


Jean JOUBERT, Les Enfants de Noé, 1987.

(1) Noémie est la sœur du narrateur.



I - GRAMMAIRE


1) Que représente le pronom "en" ("les figures en étaient naïves") ?

2) "Dont mon père avait hérité"
Réécrivez cette proposition, en remplaçant "hériter" par "recevoir en héritage".

3) "Une fois le repas terminé ... ses cartes"

a) Réécrivez ce passage en transformant la proposition en gras en proposition subordonnée conjonctive de même sens.

b) Donnez la fonction grammaticale précise de la proposition ainsi obtenue.

4 ) Quelle est la valeur :

- de l'imparfait "s'asseyait" ("puis elle s'asseyait sur le tapis") ?
- du passé simple "alla" ("Man alla chercher ses cartes") ?
- du présent "sont imprégnées" ("toutes ces choses familières sont comme imprégnées d'existence") ?
- du présent "hoche" ("elle hoche la tête") ?


II - VOCABULAIRE


1) Dans la description du jeu de cartes (de "les figures en étaient naïves" à "la sueur de plusieurs générations"), faites apparaître le champ lexical des sensations.

2) a) "D'un geste qui lui était familier"
Réécrivez cette expression en remplaçant l'adjectif "familier" par un synonyme.

b) Dans la phrase "toutes ces choses familières sont comme...", "familières" n'a pas le même sens : quel est-il ?

3) Expliquez l'expression "imprégnées d'existence" ("sont comme imprégnées d'existence").


III - COMPREHENSION


Toutes les réponses devront être rédigées et devront s'appuyer sur le texte.

1) a) De quelle ligne à quelle ligne le récit est-il interrompu ?

b) Quelle est l'expression qui marque la reprise du récit ?

c) Quels sont les deux thèmes de ce passage intercalé ?

d) Quel est, à votre avis, l'intérêt de ce passage intercalé ?

2) De "ce soir-là donc, une fois le repas" à "le craquement d'une bûche"
Montrez que cette consultation des cartes est mise en scène et un "rite qui ne manque pas de gravité".

LE CORRIGÉ

I - GRAMMAIRE


1) Le pronom "en" représente le groupe nominal "un jeu ancien".

2) La réécriture de la relative, si l'on remplace "hériter" par "recevoir en héritage", est la suivante : "que mon père avait reçu en héritage".

3) a) Remplacement de la proposition "une fois le repas terminé" par une subordonnée conjonctive de même sens : "quand le repas fut terminé".

b) La proposition ainsi obtenue est complément circonstanciel de temps du verbe "alla".

4)- L'imparfait "s'asseyait" montre l'action dans sa durée, permet la description d'événements qui se répètent dans le passé.

- Le passé simple "alla" présente l'action comme achevée. Temps de référence du récit, il décrit l'action dans sa ponctualité.

- Le présent "sont imprégnées" a une valeur de présent de vérité générale.

- Le présent "hoche" est un présent de narration.


II - VOCABULAIRE


1) Champ lexical des sensations :

- Vision : "figures, colorées, représentés, disposition symétrique, sous les yeux".
- Toucher : "doigts, légèrement poisseuses".
- Odorat : "reniflées, odeur un peu rance, sueur".

2) a) Synonyme de l'adjectif "familier" : coutumier, habituel.

b) "Familières" ("toutes ces choses familières...") a le sens de ce qui est bien connu, considéré comme un élément essentiel du cadre familial.

3) "Imprégnées d'existence" signifie que les choses familières de la famille sont comme baignées de vie, empreintes du passage des êtres qui les ont utilisées.
En quelque sorte, le souvenir et la pérennité passent par le sens de l'odorat.


III - COMPREHENSION

1) a) Le récit est interrompu de "c'était un jeu" à "des signes de mort". En effet, l'auteur fait une digression sur la valeur et la portée du souvenir véhiculé par les objets.

b) L'expression qui marque la reprise du récit est "ce soir-là, donc".

c) Les deux thèmes du passage intercalé sont la description du jeu de cartes et la valeur du souvenir attachée aux objets.

d) L'intérêt de ce passage intercalé est de permettre au narrateur une réflexion à portée philosophique et générale sur la fuite du temps et une certaine permanence, cependant, maintenue par les objets usuels.
Ne se limitant ainsi pas à sa propre anecdote personnelle, l'auteur élargit son propos.

2) On voit que cette consultation est une mise en scène et "un rite qui ne manque pas de gravité" grâce aux passages suivants : "décidé d'interroger les cartes, air pensif, nous intimant le silence, ordre savant, jeu ancien dont mon père avait hérité, immobile, on n'entendait que le léger bruit des cartes, murmure".
Pour les membres de la famille, à commencer par la mère, la consultation des cartes est un moment qui ne souffre pas de bruit, ni de moquerie, comme une cérémonie à respecter scrupuleusement.

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