Le sujet 2007 - Bac 1ère L - Français - Questions |
Avis du professeur :
Rapprocher les trois auteurs du corpus suppose qu'on en voie
les points communs et les différences. Les textes sont assez proches, évoquent
des enfances heureuses dans la bourgeoisie de la fin du XIXe siècle
ou du début du XXe. |
TEXTE A - Colette, Sido
Colette évoque le souvenir de sa mère, Sido.
Ô
géraniums, ô digitales1... Celles-ci fusant des bois-taillis,
ceux-là en rampe allumés
au long de la terrasse, c'est de votre
reflet que ma joue d'enfant reçut un don vermeil. Car
« Sido » aimait au jardin le rouge, le
rose, les sanguines filles du rosier, de la croix-de-Malte1,
des hortensias, et des
bâtons-de-Saint-Jacques, et même le coqueret-alkékenge1, encore
5 qu'elle accusât sa fleur, veinée de rouge sur
pulpe rose, de lui rappeler un mou2 de veau
frais... À contre-cœur elle faisait
pacte avec l'Est : « Je m'arrange avec lui », disait-elle.
Mais elle demeurait pleine de suspicion et
surveillait, entre tous les cardinaux et collatéraux3,
ce point glacé, traître aux jeux
meurtriers. Elle lui confiait des bulbes de muguet, quelques
bégonias, et des crocus mauves, veilleuses
des froids crépuscules.
10 Hors
une corne de terre, hors un bosquet de lauriers-cerises dominés par un
junko-biloba1 , - je donnais ses
feuilles, en forme de raie, à mes camarades d'école, qui les
séchaient entre les pages de l'atlas - tout
le chaud jardin se nourrissait d'une lumière jaune, à
tremblements rouges et violets, mais je ne
pourrais dire si ce rouge, ce violet, dépendaient,
dépendent encore d'un sentimental bonheur
ou d'un éblouissement optique. Étés réverbérés
15 par le gravier jaune et chaud, étés traversant le jonc
tressé de mes grands chapeaux, étés
presque sans nuits... Car j'aimais tant
l'aube, déjà, que ma mère me l'accordait en
récompense. J'obtenais qu'elle m'éveillât à
trois heures et demie, et je m'en allais, un panier
vide à chaque bras, vers des terres
maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la
rivière, vers les fraises, les cassis et
les groseilles barbues.
20 À
trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus, et
quand
je descendais le chemin de sable, le
brouillard retenu par son poids baignait d'abord mes
jambes, puis mon petit torse bien fait,
atteignait mes lèvres, mes oreilles et mes narines plus
sensibles que tout le reste de mon corps...
J'allais seule, ce pays mal pensant était sans
dangers. C'est sur ce chemin, c'est à cette
heure que je prenais conscience de mon prix, d'un
25 état de grâce indicible et de ma connivence avec le premier
souffle accouru, le premier oiseau,
le soleil encore ovale, déformé par son
éclosion...
Ma
mère me laissait partir, après m'avoir nommée « Beauté, Joyau-tout-en-or » ;
elle
regardait courir et décroître sur la pente
son oeuvre, - « chef-d'œuvre », disait-elle. J'étais peut-
être jolie ; ma mère et mes portraits de ce
temps-là ne sont pas toujours d'accord... Je l'étais à
30 cause de mon âge et du lever du jour, à cause des yeux
bleus assombris par la verdure, des
cheveux blonds qui ne seraient lissés qu'à
mon retour, et de ma supériorité d'enfant éveillée
sur les autres enfants endormis.
Je
revenais à la cloche de la première messe. Mais pas avant d'avoir mangé mon
saoul4, pas avant d'avoir, dans
les bois, décrit un grand circuit de chien qui chasse seul, et
35 goûté l'eau de deux sources perdues, que je révérais. L'une
se haussait hors de la terre par
une convulsion cristalline, une sorte de
sanglot, et traçait elle-même son lit sableux. Elle se
décourageait aussitôt née et replongeait
sous la terre. L'autre source, presque invisible,
froissait l'herbe comme un serpent,
s'étalait secrète au centre d'un pré où des narcisses,
fleuris en ronde, attestaient seuls sa
présence. La première avait goût de feuille de chêne, la
40 seconde de fer et de tige de jacinthe... Rien qu'à parler
d'elles je souhaite que leur saveur
m'emplisse la bouche au moment de tout
finir, et que j'emporte, avec moi, cette gorgée
imaginaire...
1 noms de plantes
2 mou : viande pour l'alimentation des chats.
3 cardinaux et collatéraux : les points cardinaux sont les quatre points de
l'horizon (nord, sud, est, ouest), les points collatéraux sont situés entre
deux points cardinaux et à égale distance de ces derniers.
4 manger son saoul : manger jusqu'à en être rassasié.
TEXTE B - Albert Cohen, Le Livre de ma mère
Ô
mon passé, ma petite enfance, ô chambrette, coussins brodés de petits chats
rassurants, vertueuses chromos1,
conforts et confitures, tisanes, pâtes pectorales2, arnica,
papillon du gaz3 dans la
cuisine, sirop d'orgeat, antiques dentelles, odeurs, naphtalines4,
veilleuses de porcelaine, petits
baisers du soir, baisers de Maman qui me disait, après avoir
5 bordé mon lit, que maintenant j'allais faire mon
petit voyage dans la lune avec mon ami un
écureuil.
Ô mon enfance, gelées de coings, bougies roses, journaux illustrés du jeudi,
ours en
peluche,
convalescences chéries, anniversaires, lettres du Nouvel An sur du papier à
dentelures,
dindes de Noël, fables de La Fontaine idiotement récitées debout sur la table,
bonbons
à fleurettes, attentes des vacances, cerceaux, diabolos, petites mains sales,
genoux
10 écorchés et j'arrachais la croûte toujours trop tôt,
balançoires des foires, cirque Alexandre où
elle
me menait une fois par an et auquel je pensais des mois à l'avance, cahiers
neufs de la
rentrée,
sac d'école en faux léopard, plumiers japonais, plumiers à plusieurs étages,
plumes
Sergent-Major5,
plumes baïonnette de Blanzy-Poure5, goûters de pain et de chocolat,
noyaux
d'abricots
thésaurisés6, boîte à herboriser, billes d'agate7,
chansons de Maman, leçons qu'elle
15 me faisait repasser le matin, heures passées à la regarder
cuisiner avec importance, enfance,
petites
paix, petits bonheurs, gâteaux de Maman, sourires de Maman, ô tout ce que je
n'aurai
plus,
ô charmes, ô sons morts du passé, fumées enfouies et dissoutes saisons. Les
rives
s'éloignent.
Ma mort approche.
1 chromo : dessin de qualité médiocre.
2 pâte pectorale : pâte pour soigner la toux.
3 papillon du gaz : robinet d'arrêt du gaz.
4 naphtalines : produits anti-mites.
5 Sergent-Major, Blanzy-Poure : marques de plume.
6 thésaurisés : amassés, accumulés.
7 agate : pierre précieuse.
TEXTE C - Simone de Beauvoir, Mémoires d'une jeune fille rangée
La
principale fonction de Louise et de maman, c'était de me nourrir ; leur tâche
n'était
pas toujours facile. Par ma bouche, le
monde entrait en moi plus intimement que par mes yeux
et mes mains. Je ne l'acceptais pas tout
entier. La fadeur des crèmes de blé vert, des bouillies
d'avoine, des panades1, m'arrachait
des larmes ; l'onctuosité des graisses, le mystère gluant
5 des coquillages me révoltaient ; sanglots, cris,
vomissements, mes répugnances étaient si
obstinées qu'on renonça à les combattre. En
revanche, je profitai passionnément du privilège
de l'enfance pour qui la beauté, le luxe,
le bonheur sont des choses qui se mangent ; devant
les confiseries de la rue Vavin, je me
pétrifiais, fascinée par l'éclat lumineux des fruits
confits, le sourd chatoiement des pâtes de
fruits, la floraison bigarrée des bonbons acidulés ;
10 vert, rouge, orange, violet : je convoitais les couleurs
elles-mêmes autant que le plaisir
qu'elles me promettaient. J'avais souvent
la chance que mon admiration s'achevât en
jouissance. Maman concassait des pralines
dans un mortier, elle mélangeait à une crème jaune
la poudre grenue ; le rosé des bonbons se
dégradait en nuances exquises : je plongeais ma
cuiller dans un coucher de soleil. Les
soirs où mes parents recevaient, les glaces du salon
15 multipliaient les feux d'un lustre de cristal. Maman
s'asseyait devant le piano à queue, une
dame vêtue de tulle jouait du violon et un
cousin du violoncelle. Je faisais craquer entre mes
dents la carapace d'un fruit déguisé, une
bulle de lumière éclatait contre mon palais avec un
goût de cassis ou d'ananas : je possédais
toutes les couleurs et toutes les flammes, les
écharpes de gaze, les diamants, les
dentelles ; je possédais toute la fête. Les paradis où coulent
20 le lait et le miel ne m'ont jamais alléchée, mais j'enviais
à Dame Tartine sa chambre à
coucher en échaudé2 cet univers
que nous habitons, s'il était tout entier comestible, quelle
prise nous aurions sur lui ! Adulte,
j'aurais voulu brouter les amandiers en fleurs, mordre dans les
pralines du couchant. Contre le ciel de New
York, les enseignes au néon semblaient des
friandises géantes et je me suis sentie
frustrée.
1 panade : bouillie composée de pain, de beurre, d'eau, de
lait et de jaune d'oeuf.
2 échaudé : pâtisserie légère passée au four.
Vous répondrez d'abord à la question suivante (4 points)
Montrez ce qui peut justifier le rapprochement de ces trois auteurs, dans
leur vision de l'enfance comme dans la démarche qu'ils choisissent pour
l'évoquer.
I - QUELLE ANALYSE POUR CE SUJET
Sujet |
Contraintes |
● Montrez ce qui peut justifier le rapprochement de ces trois auteurs, dans leur vision de l'enfance... |
► Il s'agit de mener une étude comparative afin de dégager ce qui a présidé à la constitution du corpus. La consigne propose une thématique : l'enfance. |
● Comme dans la démarche qu'ils choississent pour l'évoquer. |
► Il faut également commenter l'écriture des textes. Mettre en évidence et analyser les procédés stylistiques communs. |
La question notée sur 4 points exige un développement bref. Il ne s’agit donc pas d’y consacrer trop de temps, mais de développer très rapidement quelques idées, après avoir traité son premier aspect qui est une question de cours. Nous faisons figurer en rouge les idées essentielles. Par souci d'exhaustivité, le présent corrigé analyse plusieurs pistes d'étude. Vous n'aviez pas le temps de toutes les considérer.
II - UN TRAITEMENT POSSIBLE DU SUJET
TYPE DE PLAN : (à adapter en fonction de la question)
Le plan est contenu dans le sujet, il ne s’agit pas de dégager une problématique mais de répondre à une question en deux temps, c’est-à-dire d’aller de la mise en évidence d'une représentation commune de l'enfance au sein de trois autobiographies à l'analyse des moyens d'écriture mis en oeuvre pour célébrer cette période de la vie.
PREMIERE PARTIE
· Les trois extraits sont tirés d'autobiographies. L'évocation de l'enfance donne lieu à une célébration de cette période de la vie en tant qu'elle est marquée par l'éveil des sens. Cette éducation sensorielle est associée à la figure de la mère.
Dans le texte d'Albert Cohen, la mère est associée d'abord à la médication : "tisane, pâtes pectorales, arnica". Mais très vite, le souvenir passe par l'évocation de termes renvoyant à la nourriture : "confitures, sirop d'orgeat, gelées de coings, dindes de Noël, bonbons à fleurettes, goûters de pain et de chocolat, noyaux d'abricots, gâteaux". La mère est celle que l'on regarde "cuisiner". D'autres perceptions sensorielles sont sollicitées : odorat, toucher. La mère est celle qui nourrit et protège l'enfant.
La première ligne du texte de Simone de Beauvoir annonce d'emblée que le souvenir renvoie à la nourriture par l'emploi du verbe correspondant. L'autobiographe évoque d'abord ses "répugnances" : "crèmes de blé vert, bouillies d'avoines, panades", préparations alimentaires réservées au nourrisson, puis les "graisses" et les "coquillages" qui renvoient à une nourriture plus complexe. Le fil du texte mime ainsi le fil de la vie pour aboutir aux aliments aimés, les "confiseries" déclinées tout au long du texte : "fruits confits, pâtes de fruits, bonbons acidulés, pralines, fruit déguisé, friandises". Le passage est prétexte à dégustation de sucreries, sous toutes leurs formes, dans toutes les circonstances de la vie de la famille (promenades, réceptions...).
Cette fascination définit le rapport au monde réel, puisque la bouche constitue un mode d'appropriation : "Par ma bouche, le monde entrait en moi plus intimement" ligne 2-3, "je possédais" lignes 18 et 19. Elle contribue donc à la construction de l'individu, à la naissance d'un monde idéal "tout entier comestible" et dont Beauvoir se sent "frustrée" une fois atteint l'âge adulte.
Cette nostalgie des douceurs de l'enfance s'exprime dans l'extrait de Sido à travers le rapport à la nature. Le jardin maternel constitue un monde naturel en réduction que la fillette explore. Les notations colorées abondent et signalent l'admiration et l'émerveillement. Puis c'est l'univers de "l'aube" qui est décrit. Dans le dernier paragraphe, c'est à travers des notations gustatives que Colette nomme son rapport à la nature : "mangé mon saoul, goûté, goût, saveur, gorgée".
DEUXIEME PARTIE
· L'écriture des trois textes est marquée par la volonté de produire un effet d'accumulation et de prolifération. Le texte de Cohen en offre une image évidente : une très longue phrase faite de groupes nominaux juxtaposés. Ce procédé de catalogue se retrouve dans les deux autres passages, mais ancrés par le recours aux déterminants dans le passé des deux femmes.
· La célébration de l'enfance se lit dans l'emploi d'invocations. Les auteurs usent du registre lyrique pour reconstruire et restituer au lecteur le bonheur de l'enfance. Chez Cohen, le souvenir personnel laisse la place à une célébration au sens large de l'enfance par l'atténuation progressive au fil du texte des marques personnelles liée à l'absence de déterminants. Dans les deux autres extraits en revanche s'affirme la construction de l'individu et de sa vision du monde.
III - LES FAUSSES PISTES
Il ne fallait surtout pas :
· négliger l'analyse
des procédés d'écriture ;
· se contenter de nommer le point
commun entre les textes sans les étudier individuellement pour montrer comment
chacun d'eux propose une vision singulière.