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Annales gratuites Bac 1ère L : Louis Aragon, Blanche ou l'oubli

Le sujet  2010 - Bac 1ère L - Français - Commentaire littéraire Imprimer le sujet
Avis du professeur :
Le texte d'Aragon propose la lecture d'un extrait de roman : une femme revoit son mari une dernière fois avant de disparaître avec son amant. Cette scène d'adieux n'a pourtant rien de classique. Sans difficulté du point de vue du vocabulaire, le texte s'avère relativement complexe par ses ellipses, ses sous-entendus, une partie du passé commun aux personnages échappe donc au lecteur et rend le texte un peu mystérieux. D'où la difficulté, liée notamment à la présence du texte de Flaubert.
LE SUJET


Commentaire :

Vous commenterez le teste d’Aragon (texte D)

Texte D – Louis Aragon, Blanche ou l’oubli

Ce roman brouille toutes les pistes. Aragon parle du « doute perpétuel qui règne sur l'existence des personnages du roman, sur la personnalité du (ou des) narrateur(s), etc. ». Pour lire ce passage, il suffit de savoir que le narrateur, Geoffroy Gaiffier avait été quitté par sa femme, Blanche. Longtemps après, dix-huit ans plus tard, elle a réapparu.

[...] Et moi, tout d'un coup, peut-être à cause de cette ressemblance, je cesse à nouveau d'entendre Blanche, est-ce que je n'ai pas rêvé tout ça ? J'avais un peu bu. J'ai beau la voir, Blanche. Elle m'explique : « Je suis restée très longtemps à t'attendre, Geoff', il faut comprendre. Le comprendre. Cette maison noire... nous deux...» De quoi parle-t-elle ? De qui1 ? Le klaxon a encore appelé, au dehors, parce que c'est un klaxon. Je pourrais demander, qui est-ce ? Je pourrais dire, ne t'en va pas sans m'avoir... Blanche dit : « Tu l'entends, tu l'entends ? Il s'impatiente. Il a dû tourner toute la soirée comme un fou dans les montagnes. Je le connais. Il est vraiment capable de toutes les folies... » Je la regarde. Elle n'est plus jeune, c'est-à dire si on compare avec la mémoire... mais si on la compare avec l'oubli... Un visage lisse encore. Voilà la différence : autrefois je n'aurais jamais pensé encore. Qu'est-ce qu'il y a donc dans ses yeux, les mêmes ? Comme un regret ou une peur, je ne sais. Les deux, probable. Mais ce n'est pas de moi qu'elle a peur. Plus de moi. Ni pour moi. Je dis : « Alors, nous allons nous quitter comme ça ? » Elle a eu un geste inattendu, levé ce bras nu, ce bras d'enfant, toujours, dont j'ai le souffle coupé. Elle a porté sa main à sa tête. Qu'est-ce qu'elle fait ?

Elle a arraché ce voile blond, elle passe les doigts dans les cheveux qui se défont. J'ai vu. Mon Dieu, mon Dieu. Est-ce possible ? C'est terrible, comme ça tout d'un coup. Mais jamais elle n'a été plus belle, cela lui donne une autre douceur du visage que la dureté des cheveux noirs et lourds... Elle dit : « tu as des ciseaux...», et ce n'est pas une question. Personne comme Blanche ne fait à la fois la question et la réponse (Tu permets que je t'embrasse ? comme elle disait après l'avoir fait). Les ciseaux... elle sait qu'il y a des ciseaux, ici, dans le tiroir de la desserte, comme il y a Pulchérie2 , elle me les demande, feint de me les demander avec ce geste agité de la main, de quelqu'un qui ne dispose pas de son temps. Je ne comprends pas. Alors elle les prend elle-même.

... Elle défit son peigne ; tous ses cheveux blancs tombèrent. Elle s'en coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche. - Gardez-les ! Adieu !

C'est incroyable, parfaitement insensé, dans un moment pareil, de ne pouvoir faire autrement que de penser à Frédéric Moreau, à Mme Arnoux.

« Non, - dit Blanche -, ne m'accompagne pas, Geoff', c'est un fou, tu sais... et il a si longtemps attendu ... »

Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre. Mme Arnoux sur le trottoir fit signe d'avancer à un fiacre qui passait.

Je n'ai pas reconduit Blanche à la porte, je n'ai pas soulevé le rideau de la fenêtre. Je ne lui avais pas demandé, quand elle a dit c'est un fou : « Et tu l'aimes ?» Il n'y avait pas besoin. La voiture là-bas démarrait avec une brutalité de fauve. Je ne suis pas si sourd. D'où j'étais, d'ailleurs, dans la pièce, j'ai vu tourner les phares. Et je me suis caché les yeux dans les mains, pour ne plus voir que l'oubli.

Les cendres chaudes de l'oubli.

¹ l'homme qui attend Blanche à l'extérieur.

² le narrateur réside chez des amis. Pulchérie a ouvert la porte à Blanche. Le narrateur s'est étonné que Blanche connaisse sa présence.



LE CORRIGÉ

I. L’analyse et les difficultés du sujet

Sujet

Contraintes

Vous ferez le commentaire du texte d'Aragon.

Il s'agit d'identifier et de motiver les choix d'écriture opérés par Aragon pour composer cette page, dans un développement organisé et argumenté.

II. Les différents types de plans possibles

Un plan linéaire est possible à condition d'identifier et de formuler en introduction de façon nette quel est l'axe directeur, le fil rouge retenu pour étudier le texte en respectant l'ordre de composition proposé par l'auteur. Par exemple, il est possible de retenir un des axes proposés dans le plan ci-dessous, voire de les articuler entre eux.

Il est possible également de construire un plan analytique sur le mode :

1) Un texte énigmatique parce qu'il brouille l'énonciation

2) Une scène de séparation ou une nouvelle scène de rencontre

3) Le recours à la réécriture pour interroger la création littéraire.

Le plan choisi, et qui nous a semblé le plus simple, est celui-ci :

1) Une scène de séparation originale...
2) ... parce qu'elle brouille tout à la fois l'énonciation et les attentes du lecteur...
3) ... notamment parce qu'elle convoque explicitement un modèle pour le réécrire.

III. Les pistes de réponses

En introduction, il ne faut pas manquer de rappeler que l'essentiel du contenu narratif de l'extrait concerne une séparation entre deux époux. Le passage à commenter tisse de façon originale les pensées d'un narrateur, des éléments de dialogue.

Mais aussi la fin de L'Education sentimentale de Flaubert.

La problématique découle de cette caractérisation : comment et pourquoi Aragon brouille-t-il pour le lecteur la compréhension de ce qui se joue dans le texte ?

Première partie

Une scène de séparation étonnante.

Plusieurs éléments indiquent dans le texte que ce motif du roman amoureux est au cœur de l'action :

Le chapeau rappelle la situation des deux personnages, reprise dans l'extrait lui-même par les formules habituelles "Ne t'en va pas" ligne 7, "Alors nous allons nous quitter comme ça" ligne 14, "Adieu" ligne 28, ou encore par la présence d'un autre homme avec lequel Blanche doit partir : "Et tu l'aimes ?" ligne 37.

Ce tiers contribue à la dramatisation du passage : mention récurrente du klaxon qui signale sa présence par un bruit agressif qui préfigure la "brutalité de fauve" du démarrage de la voiture à la ligne 37. Blanche parle souvent de lui à travers la formule "C'est un fou" comme si elle cherchait à éviter toute confrontation entre les deux hommes. Ce personnage invisible mais encombrant inscrit une urgence certaine dans l'épisode.

De même, la temporalité dans laquelle s'inscrit l'essentiel du propos est marquée par la négation d'un avenir commun : "je suis restée très longtemps à t'attendre" donc le passé composé à valeur d'accompli dit la fin de cette patience. Même effet dans la variation des lignes 13-14 "Mais ce n'est pas de moi qu'elle a peur. Plus de moi. Ni pour moi." Le narrateur n'existe plus pour Blanche.

L'objet-souvenir que doit constituer la mèche de cheveux est à rattacher à ce motif de la séparation : le narrateur confronte la Blanche de son souvenir "ce bras d'enfant, toujours", "jamais elle n'a été plus belle" avec celle qui est devant lui. Les cheveux coupés par l'objet symbolique que forment les "ciseaux" indiquent métaphoriquement que le sentiment qui unit les personnages est aboli, mais doit subsister dans ce lien capillaire. "Gardez-les !"

Mais la majeure partie de ces notations sont reléguées à l'état de potentialité. Le recours à une narration à la première personne qui livre les pensées et sentiments du personnage permet d'opposer ce qui pourrait se passer "Je pourrais demander qui est-ce ? Je pourrais dire ne t'en va pas sans m'avoir..." à ce qui se passe effectivement, c'est-à-dire peu de choses.

Transition

L'originalité d'Aragon tient à la coexistence de plusieurs niveaux d'énonciation dans le passage qui brouillent considérablement la compréhension par le lecteur des intentions de l'auteur.

Deuxième partie

L'esthétique du brouillage traverse le texte à plusieurs niveaux :

- Le lecteur peine à savoir de quoi il est question dans le texte tant la situation d'énonciation initiale (le narrateur fait part de ses sentiments et de ses pensées) est perturbée par des énoncés parasites : les paroles de Blanche, ce que le narrateur aurait pu dire, le texte de Flaubert. Le lecteur peine à se retrouver dans cet amalgame d'énoncés et à en tirer le message censé constituer l'essentiel du propos.

- L'abondance des questions et des doutes du narrateur amplifient encore cette impression de flou : "De quoi parle-t-elle ? De qui ?" ligne 5, "Qu'est-ce qu'il y a donc dans ses yeux, les mêmes ?" ligne12. Aucun narrateur omniscient apparent ne peut réduire les ambiguïtés qui jalonnent l'extrait. Et la mention liminaire "J'avais un peu bu" peut discréditer tout ce qui suit comme émanant d'un esprit troublé.

- Certaines informations ne sont pas données au lecteur, soit parce que les phrases restent en suspens, soient parce que le propos est implicitement clair pour les personnages mais pas pour le lecteur : "Cette maison noire... nous deux...". Aragon nous maintient en permanence à distance de ces personnages alors que le choix d'une narration à la première personne participe habituellement d'une identification ou d'une proximité plus nette. Autre exemple significatif : "J'ai vu" à la ligne 18 en emploi absolu empêche le lecteur de comprendre d'abord que ce qui stupéfie le narrateur est la présence de cheveux blancs. Cette réticence programme d'ailleurs la reprise, ici cryptée, puis bien vite exhibée, de L'Education sentimentale.

Transition

Il paraît donc évident que l'auteur s'ingénie à déplacer l'attention de son lecteur du contenu narratif vers le mode de narration qu'il a choisi tant ce dernier peine à reconstituer la trame des actions ici rapportées. Aragon offre ici en creux une réflexion sur la création littéraire.

Troisième partie

En composant son épisode, Aragon convoque un modèle emblématique et bien connu, dont il use avec subtilité tant cette référence crée de niveaux de lecture :

- Aragon cite très explicitement son modèle par la mention à la ligne 30 du nom des personnages. Par la suite, il recopie en italiques, typographie qui exhibe le procédé de citation, des passages du roman de Flaubert. Dans quel but ?

- Assurément, il existe entre les deux textes de nombreux points communs et tout particulièrement le geste final de l'héroïne qui coupe une mèche de ses cheveux. Mais cette théâtralisation résonne différemment ici puisque le lecteur peut penser que Blanche se contente de copier Mme Arnoux, se conforme à un modèle. Le personnage se trouve alors discrédité puisqu'il joue un rôle dans un moment d'émotion où l'on attendrait de la sincérité.

- Le texte de Flaubert se substitue totalement à celui d'Aragon aux lignes 27-28 : le passage ne redit pas les actions de Mme Arnoux reprises par Blanche mais inscrit l'action par la citation. Les deux figures se superposent. En cela, Aragon s'efface derrière Flaubert ou feint de s'effacer.

- La citation suivante au contraire restera purement savante. Le narrateur refuse de répéter les actions de Frédéric. Ce décalage peut par opposition à Blanche dire une émotion vraie, qui refuse de suivre un modèle convenu. Chacun des personnages incarne donc une attitude possible dans l'exercice de réécriture : imiter, copier, ou se démarquer sciemment.

- Rien n'empêche d'ailleurs de lire la phrase des lignes 28-29 comme une intervention directe de l'auteur qui signale qu'en écrivant son ouvrage, il peut s'empêcher de reprendre un des textes canoniques de la scène de séparation. Le titre du roman renvoie donc aux deux postures évoquées plus haut : Blanche, la reprise textuelle, ou l'oubli des modèles, en l'occurrence ici de Flaubert, pour créer autre chose.

Conclusion

Le passage témoigne donc de la tension qui préside à l'écriture d'un épisode de roman lorsqu'il est devenu un motif incontournable ou qu'il a donné lieu à des pages d'anthologie. Aragon choisit ne pas de se conformer servilement à un modèle, ni de faire œuvre originale. Il expose au lecteur la difficile recherche de la justesse pour restituer l'émotion d'un être perdu entre réminiscences littéraires et quête de la vérité.



IV. Les fausses pistes

Le sujet présente un double objet d'étude. Il ne fallait pas oublier de commenter le passage à la lumière des techniques romanesques mais aussi des problématiques de réécritures.







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