Suivez-nous
 >   >   >   > Personnages et illusion

Annales gratuites Bac 1ère L : Personnages et illusion

Le sujet  2008 - Bac 1ère L - Français - Dissertation Imprimer le sujet
Avis du professeur :

Le sujet porte sur la relation des personnages romanesques à la réalité ; on devra évoquer l'illusion du réel qui fait se confondre la fiction et la réalité. Soyez attentifs au sujet qui évoque les "devoirs du roman".
Ce sujet est intéressant, mais très attendu. Votre professeur a nécessairement évoqué cette problématique en cours.

LE SUJET


Un roman doit-il chercher à faire oublier au lecteur que ses personnages sont fictifs ?
Vous fonderez votre réflexion sur les textes du corpus, sur ceux que vous avez étudiés en classe et sur vos lectures personnelles.
(16 points)

 

TEXTE A - Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, La Vie de Marianne

Nous sommes au début du roman.

          Avant que de donner cette histoire au public, il faut lui apprendre comment je l'ai
     trouvée.
          Il y a six mois que j'achetai une maison de campagne à quelques lieues de Rennes, qui,
     depuis trente ans, a passé successivement entre les mains de cinq ou six personnes. J'ai voulu
 5   faire changer quelque chose à la disposition du premier appartement, et dans une armoire
     pratiquée dans l'enfoncement d'un mur, on y a trouvé un manuscrit en plusieurs cahiers
     contenant l'histoire qu'on va lire, et le tout d'une écriture de femme. On me l'apporta ; je le lus
     avec deux de mes amis qui étaient chez moi, et qui depuis ce jour-là n'ont cessé de me dire
     qu'il fallait le faire imprimer : je le veux bien, d'autant plus que cette histoire n'intéresse1
 10  personne. Nous voyons par la date que nous avons trouvée à la fin du manuscrit, qu'il y a
     quarante ans qu'il est écrit ; nous avons changé le nom de deux personnes dont il y est parlé, et
     qui sont mortes. Ce qui y est dit d'elles est pourtant très indifférent ; mais n'importe : il est
     toujours mieux de supprimer leurs noms.
          Voilà tout ce que j'avais à dire : ce petit préambule m'a paru nécessaire, et je l'ai fait du
 15  mieux que j'ai pu, car je ne suis point auteur, et jamais on n'imprimera de moi que cette
     vingtaine de lignes-ci.
          Passons maintenant à l'histoire. C'est une femme qui raconte sa vie ; nous ne savons qui
     elle était. C'est la Vie de Marianne ; c'est ainsi qu'elle se nomme elle-même au
     commencement de son histoire ; elle prend ensuite le titre de comtesse ; elle parle à une de ses
 20  amies dont le nom est en blanc, et puis c'est tout.

          Quand je2 vous ai fait le récit de quelques accidents de ma vie, je ne m'attendais pas, ma
     chère amie, que vous me prieriez de vous la donner toute entière, et d'en faire un livre
     à imprimer. Il est vrai que l'histoire en est particulière, mais je la gâterai, si je l'écris ; car où
     voulez-vous que je prenne un style ?
 25       Il est vrai que dans le monde on m'a trouvé de l'esprit ; mais, ma chère, je crois que cet
     esprit-là n'est bon qu'à être dit, et qu'il ne vaudra rien à être lu.
          Nous autres jolies femmes, car j'ai été de ce nombre, personne n'a plus d'esprit que nous,
     quand nous en avons un peu : les hommes ne savent plus alors la valeur de ce que nous
     disons ; en nous écoutant parler, ils nous regardent, et ce que nous disons profite de ce qu'ils
 30  voient.
          J'ai vu une jolie femme dont la conversation passait pour un enchantement, personne au
     monde ne s'exprimait comme elle ; c'était la vivacité, c'était la finesse même qui parlait : les
     connaisseurs n'y pouvaient tenir de plaisir. La petite vérole3 lui vint, elle en resta extrêmement
     marquée : quand la pauvre femme reparut, ce n'était plus qu'une babillarde4 incommode.
 35  Voyez combien auparavant elle avait emprunté d'esprit de son visage ! Il se pourrait bien faire
     que le mien m'en eût prêté aussi dans le temps qu'on m'en trouvait beaucoup. Je me souviens
     de mes yeux de ce temps-là, et je crois qu'ils avaient plus d'esprit que moi.
          Combien de fois me suis-je surprise à dire des choses qui auraient eu bien de la peine à
     passer toutes seules ! Sans le jeu d'une physionomie friponne qui les accompagnait, on ne
 40  m'aurait pas applaudie comme on faisait, et si une petite vérole était venue réduire cela à ce
     que cela valait, franchement, je pense que j'y aurais perdu beaucoup.
          Il n'y a pas plus d'un mois, par exemple, que vous me parliez encore d'un certain jour (et
     il y a douze ans que ce jour est passé) où, dans un repas, on se récria tant sur ma vivacité ; eh
     bien ! en conscience, je n'étais qu'une étourdie. Croiriez-vous que je l'ai été souvent exprès,
 45  pour voir jusqu'où va la duperie des hommes avec nous ? Tout me réussissait, et je vous
     assure que dans la bouche d'une laide, mes folies auraient paru dignes des Petites-Maisons5 :
     et peut-être que j'avais besoin d'être aimable dans tout ce que je disais de mieux. Car à cette
     heure que mes agréments sont passés, je vois qu'on me trouve un esprit assez ordinaire, et
     cependant je suis plus contente de moi que je ne l'ai jamais été. Mais enfin, puisque vous
 50  voulez que j'écrive mon histoire, et que c'est une chose que vous demandez à mon amitié,
     soyez satisfaite : j'aime encore mieux vous ennuyer que de vous refuser.
          Au reste, je parlais tout à l'heure de style, je ne sais pas seulement ce que c'est.
     Comment fait-on pour en avoir un ? Celui que je vois dans les livres, est-ce le bon ? Pourquoi
     donc est-ce qu'il me déplaît tant le plus souvent ? Celui de mes lettres vous paraît-il passable ?
 55  J'écrirai ceci de même.
          N'oubliez pas que vous m'avez promis de ne jamais dire qui je suis ; je ne veux être
     connue que de vous.
          Il y a quinze ans que je ne savais pas encore si le sang d'où je sortais était noble ou non,
     si j'étais bâtarde ou légitime. Ce début paraît annoncer un roman : ce n'en est pourtant pas un
 60  que je raconte ; je dis la vérité comme je l'ai apprise de ceux qui m'ont élevée.

1 n'intéresse : ne met en jeu aucune personne vivante.
2 je : ici commence le récit de Marianne.
3 la petite vérole : maladie qui couvre le visage de pustules.
4 babillarde : bavarde.
5 Petites-Maisons : hôpital parisien, lieu d'internement pour malades mentaux.

 

TEXTE B - Alain Robbe-Grillet, Les Gommes

          Dans la pénombre de la salle de café le patron dispose les tables et les chaises, les
     cendriers, les siphons d'eau gazeuse ; il est six heures du matin.
          Il n'a pas besoin de voir clair, il ne sait même pas ce qu'il fait. Il dort encore. De très
     anciennes lois règlent le détail de ses gestes, sauvés pour une fois du flottement des intentions
  5  humaines ; chaque seconde marque un pur mouvement : un pas de côté, la chaise à trente
     centimètres, trois coups de torchon, demi-tour à droite, deux pas en avant, chaque seconde
     marque, parfaite, égale, sans bavure. Trente et un. Trente-deux. Trente-trois. Trente-quatre.
     Trente-cinq. Trente-six. Trente-sept. Chaque seconde à sa place exacte.
          Bientôt malheureusement le temps ne sera plus le maître. Enveloppés de leur cerne1
 10  d'erreur et de doute, les événements de cette journée, si minimes qu'ils puissent être, vont dans
     quelques instants commencer leur besogne, entamer progressivement l'ordonnance idéale,
     introduire çà et là, sournoisement, une inversion, un décalage, une confusion, une courbure,
     pour accomplir peu à peu leur oeuvre : un jour, au début de l'hiver, sans plan, sans direction,
     incompréhensible et monstrueux.
 15       Mais il est encore trop tôt, la porte de la rue vient à peine d'être déverrouillée, l'unique
     personnage présent en scène n'a pas encore recouvré2 son existence propre. II est l'heure où les
     douze chaises descendent doucement des tables de faux marbre où elles viennent de passer la
     nuit. Rien de plus. Un bras machinal remet en place le décor.
          Quand tout est prêt, la lumière s'allume...

1 cerne : ce qui entoure
2
recouvré : récupéré

 

TEXTE C - Milan Kundera, L'Immortalité

Le narrateur écrit un roman

          Quand je me suis réveillé, il était déjà presque huit heures et demie ; j'imaginai Agnès.
     Comme moi, elle est allongée dans un grand lit. La moitié droite du lit est vide. Qui est le
     mari ? Apparemment, quelqu'un qui sort de bonne heure le samedi. C'est pourquoi elle est
     seule et, délicieusement, balance entre réveil et rêverie.
 5        Puis elle se lève.  En face, sur un long pied, un téléviseur se dresse. Elle lance sa
     chemise, qui vient recouvrir l'écran d'une blanche draperie. Pour la première fois je la vois
     nue, Agnès, l'héroïne de mon roman. Elle se tient debout, près du lit, elle est jolie, et je ne
     peux la quitter des yeux. Enfin, comme si elle avait senti mon regard, elle s'enfuit dans la
     pièce voisine et s'habille.
 10  Qui est Agnès ?
     De même qu'Eve est issue d'une côte d'Adam, de même que Vénus est née de l'écume,
     Agnès a surgi d'un geste de la dame sexagénaire, que j'ai vue au bord de la piscine saluer de
     la main son maître nageur et dont les traits s'estompent déjà dans ma mémoire1. Son geste a
     alors éveillé en moi une immense, une incompréhensible nostalgie, et cette nostalgie a
 15  accouché du personnage auquel j'ai donné le nom d'Agnès.

1 Quelques pages auparavant, le narrateur écrit : "Ce sourire, ce geste, étaient d'une femme de vingt ans."

 

TEXTE D - Philippe Claudel, Les Âmes grises

          Si on me demandait par quel miracle je sais tous les faits que je vais raconter, je
     répondrais que je les sais, un point c’est tout. Je les sais parce qu’ils me sont familiers comme
     le soir qui tombe et le jour qui se lève. Parce que j’ai passé ma vie à vouloir les assembler et
     les recoudre, pour les faire parler, pour les entendre. C’était jadis un peu mon métier.
 5        Je vais faire défiler beaucoup d’ombres. L’une surtout sera au premier plan. Elle
     appartenait à un homme qui se nommait Pierre-Ange Destinat. Il fut procureur à V., pendant
     plus de trente ans, et il exerça son métier comme une horloge mécanique qui jamais ne
     s’émeut ni ne tombe en panne. Du grand art si l’on veut, et qui n’a pas besoin de musée pour
     se mettre en valeur. En 1917, au moment de l’Affaire, comme on l’a appelée chez nous tout en
 10  soulignant la majuscule avec des soupirs et des mimiques, il avait plus de soixante ans et avait
     pris sa retraite une année plus tôt. C’était un homme grand et sec, qui ressemblait à un oiseau
     froid, majestueux et lointain. Il parlait peu. Il impressionnait beaucoup. Il avait des yeux clairs
     qui semblaient immobiles et des lèvres minces, pas de moustache, un haut front, des cheveux
     gris.
 15       V. est distant de chez nous d’une vingtaine de kilomètres. Une vingtaine de kilomètres
     en 1917, c’était un monde déjà, surtout en hiver, surtout avec cette guerre qui n’en finissait
     pas et qui nous amenait un grand fracas sur les routes, de camions et de charrettes à bras, et
     des fumées puantes ainsi que des coups de tonnerre par milliers car le front n’était pas loin,
     même si de là où nous étions, c’était pour nous comme un monstre invisible, un pays caché.
 20       Destinat, on l’appelait différemment selon les endroits et selon les gens. A la prison de
     V., la plupart des pensionnaires le surnommaient Bois-le-sang. Dans une cellule, j’ai même
     vu un dessin au couteau sur une grosse porte en chêne qui le représentait. C’était d’ailleurs
     assez ressemblant. Il faut dire que l’artiste avait eu tout le temps d’admirer le modèle durant
     ses quinze jours de grand procès.
 25       Nous autres dans la rue, quand on croisait Pierre-Ange Destinat, on l’appelait
     "Monsieur le Procureur". Les hommes soulevaient leur casquette et les femmes modestes
     pliaient le genou. Les autres, les grandes, celles qui étaient de son monde, baissaient la tête
     très légèrement, comme les petits oiseaux quand ils boivent dans les gouttières. Tout cela ne
     le touchait guère. Il ne répondait pas, ou si peu, qu’il aurait fallu porter quatre lorgnons bien
 30  astiqués pour voir ses lèvres bouger. Ce n’était pas du mépris comme la plupart des gens le
     croyaient, c’était je pense tout simplement du détachement.
          Malgré tout, il y eut une jeune personne qui l’avait presque compris, une jeune fille dont
     je reparlerai, et qui elle, mais pour elle seule, l’avait surnommé Tristesse. C’est peut-être par
     sa faute que tout est arrivé, mais elle n’en a jamais rien su.

 

LE CORRIGÉ


I - L'ANALYSE ET LES DIFFICULTES DU SUJET

Sujet

Contraintes

Un roman

Le genre romanesque

Doit-il chercher à faire oublier au lecteur ?

Les "devoirs" du roman
Les rapports entre le lecteur et le personnage

Que ses personnages sont fictifs

L'illusion de réel

II - LES DIFFERENTS TYPES DE PLANS POSSIBLES

Par un plan analytique :

1) Le roman part du réel, s'appuie sur l'expérience du romancier et c'est cette part de réalité qui rend les personnages crédibles.
2)
Le romancier dépasse le réel par différents procédés : recomposition d'éléments épars pour créer un nouveau personnage, caricature, emphase...
3)
Si ces personnages inventés font oublier au lecteur leur part de fiction, c'est qu'à travers eux le romancier cherche à atteindre une part de vérité humaine.

Par un plan dialectique :

1) Certes, le roman doit gommer les marques de fiction dans la représentation du personnage.
2)
Cependant, cela présente des risques.
3)
Donc, les marques de fiction doivent être exhibées, sous certaines conditions.

C'est un plan dialectique que nous proposons.

III - LES PISTES DE REPONSES

INTRODUCTION

Genre fortement décrié dès son origine, le roman s'avère suspect non seulement du fait de son écriture en langue vulgaire, mais aussi à cause d'un foisonnement d'intrigues, confronté à une multitude de héros si éloignés de la réalité qu'ils ne sauraient que générer le doute. Episodes rocambolesques, personnages idéalisés sont autant d'éléments qui créent une tension entre la fiction et le réel et invitent à se demander si un roman doit chercher à faire oublier au lecteur que les personnages sont fictifs.

S'il semble évident que l'excès de fiction ne doit pas noyer le roman, au risque de nuire au genre lui-même, celui-ci n'en reste pas moins une création émanant de l'esprit d'un écrivain qui donne sa propre vision du monde.
De fait, s'il convient de considérer dans un premier temps dans quelle mesure le roman doit faire oublier au lecteur que ses personnages sont fictifs : il apparaît nécessaire de nuancer cette proposition en mettant en évidence les risques qui lui sont inhérents ; pour enfin envisager l'intérêt des marques de fiction dans la construction du personnage romanesque.

PREMIERE PARTIE

Le personnage romanesque a souvent été présenté comme un héros si admirable que le lecteur ne saurait s'en rapprocher. De fait, il convient d'envisager un gommage des marques de la fiction afin d'établir une forme de proximité permettant au lecteur de se rapprocher du personnage qu'il découvre, de tisser avec lui un lien qui le retient, le fascine et l'aspire dans l'oeuvre romanesque.

A. Chercher à faire oublier au lecteur que les personnages sont fictifs, c'est tout d'abord l'attirer dans le roman. Placé en position de voyeur, celui qui lit l'ouvrage se voit confronté à des situations qui s'inscrivent aux confins d'une réalité tentante et tentatrice. Pénétrer dans l'espace intime d'une vie qui s'écrit fait appel à une curiosité qui satisfait le désir de se voir révéler ce qui est habituellement tu.
Dans La vie de Marianne (Texte A du corpus), Marivaux use de subterfuges pour prendre le lecteur dans le piège de son roman. Simulant un narrateur découvreur, il fait de sa création un manuscrit authentique qui nous fait pénétrer dans l'histoire d'"une femme qui raconte sa vie" (l.17), et qui "di[t] la vérité de ceux qui [l]'ont élevée" (l.60). Ce déni de roman place le lecteur dans la position privilégiée de l'indiscret qui se réjouit de découvrir un écrit secret.

B. De plus, cet amenuisement des marques de la fiction dans la construction du personnage ne peut qu'inviter le lecteur à voir dans le sujet créé un miroir de lui-même. Osmose, fusion, identification sont autant d'éléments qui scellent un accord harmonieux entre le lecteur et celui qui apparaît au fil des pages. Voir dans le personnage un écho à ses propres méandres intérieurs est un gage d'adhésion au contenu romanesque. Par les affects, par l'émotion, le processus d'identification fait du lecteur un complice du personnage, création pure et pourtant si fascinante. Comment n'être pas touché par le parcours de Julien Sorel dont Stendhal nous livre les secrets dans Le Rouge et le Noir. La volonté de faire du roman un "miroir que l'on promène le long d'un chemin", l'usage du registre réaliste et les intrusions dans l'esprit du héros par la focalisation interne et le monologue intérieur créent une intimité à laquelle le lecteur ne saurait rester insensible.

C. Enfin, observer l'évolution d'un personnage qui semble réel ne peut qu'aspirer le lecteur dans les faisceaux du roman. Si l'illusion de réel opère, le lecteur se sent véritablement concerné par le contenu du texte. Sans pour autant s'identifier au personnage, car l'humanité peut être rebutante, il s'intéresse à celui qui occupe le centre du roman. Tel un observateur, il examine et étudie les circonvolutions de l'âme humaine, ou encore l'inscription de l'homme dans la société. Zola, dans la préface de Thérèse Raquin explique à quel point l'écriture du roman s'apparente à l'acte chirurgical de dissection. Il nous fait entrer dans l'horreur des désirs pervers de Laurent et Thérèse qui, mus par un sentiment de toute-puissance, procèdent à un crime lâche qui restera impuni. Telle une analyse psychologique, sinon psychiatrique, le roman nous présente l'âme vile de personnages qui plongeront dans le suicide et le meurtre. C'est presque une démarche de documentation à laquelle se voit confronté le lecteur.

Transition

Cependant, le roman peut-il véritablement gommer les marques de la fiction ? Est-ce nécessaire ? Il semble qu'il y ait un risque à chercher à rendre réel le personnage du roman.

DEUXIEME PARTIE

A. Tout d'abord, le lecteur peut être rebuté par ce qu'il découvre. A trop s'approcher des secrets de l'esprit humain, il est placé face à une horreur insupportable, aux antipodes du désir d'évasion, éventuel moteur de la lecture du roman. Le reproche fait aux réalistes a souvent été de dépeindre une réalité répugnante : soucis d'argent, misère du corps souffrant, progression sociale à l'honnêteté parfois douteuse, perversion psychologique. Si Georges Duroy présente une fulgurante élévation dans la société matérialiste, le héros de Bel Ami de Maupassant reste un parangon de monstruosité auquel le lecteur ne peut chercher à s'identifier. Comment vouloir ressembler à l'opportuniste qui profite de la fascination qu'il exerce sur les femmes pour anéantir autrui...

B. Par ailleurs, à trop vouloir gommer les marges de la fiction, le romancier risque fort de créer une rupture, face à un lecteur déstabilisé qui n'aura d'autre envie que de quitter un livre incompréhensible. Si les écrivains de Nouveau Roman cherchent à remettre en question l'approche du personnage, seule une élite voue un intérêt à leurs créations. Les personnages y deviennent des figures indécises, identifiées par une initiale, un pronom personnel, ou un nom qui est plus une référence culturelle qu'une identité ; leur parole est souvent tâtonnante, révélant ainsi notre difficulté à choisir des directions. Si l'objectif des nouveaux romanciers est tant d'exprimer l'échec de la communication que les difficultés de notre rapport au monde, le lecteur ne s'en lasse pas moins et abandonne aisément un tel ouvrage dont les redondances peuvent être autant d'obstacles au plaisir et à la compréhension. Ainsi le "voyage mental" de Léon Delmont qui occupe, dans son lent monologue intérieur, l'intégralité de La Modification de Michel Butor, est certes un trésor de précision, mais aussi une épreuve pour le lecteur non initié.

C. Enfin, il convient de constater la difficulté de faire oublier au lecteur que les personnages sont fictifs. "Les réalistes sont des illusionnistes" proclame Maupassant dans la préface de Pierre et Jean. Il est évident que l'œuvre romanesque procède des choix effectués par l'auteur. S'il veut écrire la réalité, il utilise l'outil linguistique de la rhétorique : choix des mots, choix des formules et des procédés d'expression, ne sauraient totalement faire oublier la fiction, y compris dans un texte aussi novateur que L'immortalité de Milan Kundéra (texte C) où le narrateur se confond avec le romancier. Certes, il inscrit le personnage dans le réel par le champ lexical du regard : "je ne peux la quitter des yeux" (l.8), "j'ai vue" (l.12)... Et pourtant, Agnès reste un être fait de mots, qui va naître dans la métaphore finale de l'extrait : "cette nostalgie a accouché du personnage auquel j'ai donné le nom d'Agnès".

Transition

Si le roman ne peut ni ne doit chercher à faire oublier au lecteur que ces personnages sont fictifs, il doit trouver un moyen de fasciner celui auquel il s'adresse, sans pour autant le rendre dupe.

TROISIEME PARTIE

Le plaisir du texte peut passer par l'acceptation de la fiction qui, quoi qu'il en soit, est intrinsèque au genre romanesque.

A. De fait, le romancier peut se poser en véritable démiurge, rivalisant avec une réalité dont le roman est la reproduction. Que ce soient les personnages de La recherche du temps perdu, des Rougon Macquart, ou de la Comédie humaine, il n'ont d'autre existence que dans l'imagination de Proust, Zola ou Balzac ; pourtant, ces écrivains donnent naissance à de véritables microcosmes dans lesquels le lecteur pénètre avec plaisir. Assister au salut d'Eugène Rastignac qui lance un défi à la société parisienne dans les dernières pages du Père Goriot, puis le retrouver gravissant les échelons de l'aristocratie dans Les illusions perdues est presque un gage de son existence. Cette récurrence des personnages élabore le tissu d'une société fictive qui attache le lecteur au contenu du roman et lui donne l'illusion de rencontrer des êtres de chair.

B. On ne saurait totalement faire oublier au lecteur que le personnage est fictif ; pourtant, on peut l'inviter à ne pas tomber dans le piège de la fiction en faisant du personnage un type, un symbole, un être qui devient le support d'une réflexion qui nous mènera du roman au réel. Le personnage romanesque, invention totale, nous invite à considérer notre monde réel. Comment imaginer que Meursault, narrateur de l'Etranger de Camus, puisse exister. Quel homme pourrait être si détaché des émotions, de la société, de lui-même ? Comment croire un seul instant à la scène centrale du meurtre ? Aveuglé par le soleil, il tue un homme à terre ; "la mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu.". La force de la métaphore nous invite à réfléchir à la folie de notre appareil judiciaire qui condamne un inconscient.

C. Enfin, le plaisir de la lecture peut se doubler du plaisir de repérer les marques de la fiction exhibées dans l'élaboration du personnage. Dans le roman de Gide, Les faux monnayeurs, la mise en abyme nous aspire au coeur de la création romanesque. Si Edouard est une figure du romancier, reflet de Gide lui-même, il devient celui qui nous révèle ironiquement les paradoxes du personnage romanesque dans sa recherche du "roman pur : "Le romancier d'ordinaire ne fait point suffisamment crédit à l'imagination du lecteur...". Or si Edouard refuse de décrire le personnage, Gide, lui, est amené à nous donner des indications qui nous permettront de distinguer Bernard, Olivier, Boris et l'éventail des faux monnayeurs qui sont autant de symboles du mensonge romanesque.

CONCLUSION

Le roman est invention. Il s'avère donc fort difficile, voire peu souhaitable, de faire oublier au lecteur que les personnages sont fictifs.
Certes, le lecteur se rapproche de celui qu'il croit vrai ; pourtant, il est impossible de plaquer le réel dans le roman, ne serait-ce que du fait de l'écart créé par les mots.
Il convient alors de considérer que le lecteur doit accepter que les personnages sont fictifs pour optimiser les possibles de l'œuvre romanesque.

IV - LES FAUSSES PISTES

 ● Confondre le verbe "devoir" et le verbe "pouvoir".
          ● Parler de la
réalité en général alors que le sujet invite à se concentrer sur le personnage exclusivement.

2022 Copyright France-examen - Reproduction sur support électronique interdite